ALLER ET
VENIR
Voyages
VOYAGES
Longs quais des
gares, quelque part, en France ou ailleurs … Sifflets, nuées, vapeur, fumées,
chuintements, soubresauts cadencés, sifflets encore, longues expirations… Verrières passages souterrains, univers d’acier … Et le cheminot qui frappe les roues des
wagons, l’une après l’autre, avec sa massette. Casquettes, vestes galonnées …
Manches à eau pour remplir les chaudières, signaux, feux rouges et verts,
leviers des aiguillages, pylônes et câbles, ponts et passerelles …
« Messieurs les voyageurs … »
Et puis les
quais, toujours, avec quelques mauvaises herbes qui poussent entre les pavés,
là-bas, tout au bout. Des pigeons picorent sur la seconde voie, celle qui sert
pour les trains de marchandises : Des wagons contenant des céréales ont dû
passer …
Le train, le
voilà ! La locomotive est apparue au sortit du virage, noire, luisante,
monstre apprivoisé. Le train arrive : « Messieurs les voyageurs sont
priés de rester en deçà de la ligne de sécurité ». – Attendre que les
portes s’ouvrent, attendre la descente des arrivants et, tant bien que mal,
hisser sa valise en haut des marches . C’est assez malaisé !
Puis les trains
ont changé : Motrice diesel, motrice diesel-électrique et, bientôt, motrice électrique, tout
simplement : Plus de vapeur, plus d’odeurs, beaucoup moins de bruit, des
wagons brillants profilés comme carlingues d’avions. Bientôt, ce sont les
trains à grande vitesse : Ils ressemblent assez à des navettes
spatiales !
Quais des
ports : odeurs d’huiles et de graisses, odeur d’épices et de savon de
Marseille, odeurs d’outre-mer. Les cheminées fument doucement. Ce n’est que
lorsque le bateau largue ses amarres que les cheminées s’empanachent. Des
grues, des palans, des voies ferrées, des docks, des hangars, des hommes qui
s’activent, portent des charges … Des sifflets, des bruits de tôles, des
remorqueurs têtus, des bites d’amarrage, des filins, des cordages, des marins
qui se penchent aux bastingages. – « Avez-vous vu, sur la dunette, le
capitaine et son équipe ! ».
Mais les ports
ne sont plus dans les villes : On les a repoussés au-delà. Les dockers ne
portent plus les charges. Les engins sont partout, courant, arpentant les
quais : élévateurs, grues titanesques, monte-charges, insectes affairés ….
Les voyageurs partant en croisière
arrivent dans de superbes gares maritimes, sont accueillis par des
ondines au sourire avenant, conduits jusqu’aux passerelles par des bus
rutilants et confortables. Il n’y a plus de fumées … Rien que celles des
cuisines qui se diluent dès la sortie de la cheminée. Le bateau est haut comme
un immeuble de vingt étages et plus. Généralement il est tout blanc. Il est
équipé de plusieurs piscines, de luxueux salons et de multiples attraits. On ne
compte plus les bars et les salles de jeux …
Un peu plus
loin, au bord d’un autre quai, un cargo se prépare à partir. Mais on ne parle
plus de cargo : On dit un porte-containers : Son pont est surmonté
d’un empilement étourdissant de « containers » d’acier … On se
demande comment un tel bateau peut bien flotter, comment il peut ne pas
basculer … comment le chargement peut bien ne pas partir à la mer.
Les aéroports …
Les aéroports, au fond, sont à peu près tous les mêmes, qu’ils se trouvent en
Europe, en Asie ou en Océanie , en Afrique … Larges baies vitrées, portails
coulissants silencieux, boutiques de souvenirs, boutiques de produits de luxe,
écrans lumineux sur lesquels s’affichent les horaires des départs et des
arrivées … Ne pas les quitter des yeux ! … Salles dans lesquelles tournent
en silence des valises grandes et petites, étiquetées, comptoirs auprès
desquels des files s’allongent, haut-parleurs diffusant des voix sucrées …
Néons, escalators, ascenseurs, tapis-roulants, navettes glissant derrière des
parois vitrées, sans bruit, portiques de détection, uniformes et pas pressés,
vestales hiératiques traînant de petits bagages roulants, légers … Jupes
strictes de déesses, talons hauts, bibis crânement portés, bas bien tirés
…Pantalons bleu marine des équipages masculins, casquettes, galons dorés sur les manches et sur les
vestes d’uniformes … Beaucoup de galons dorés … Chaises des terrasses où
l’on patiente en buvant son café, tables des restaurants … Ectoplasmes
humanoïdes poussant des chariots porte-bagages, patrouilles de militaires en
armes, l’œil aux aguets, le doigt sur la détente … Chuintements doux, odeurs
suaves … Des avions qui semblent des monstres un peu inquiétants roulent sur le
tarmac, tournent, puis s’arrêtent. Des
portes s’ouvrent après le déploiement des passerelles : tubes
tentaculaires aux parois en accordéon. Les arrivants passent directement dans
les couloirs très, très longs, qui débouchent dans les halls immenses …
D’autres avions prennent la piste lentement, presque gauchement, puis ils
accélèrent et se cabrent : Ils sont partis … On n’a rien entendu ou
presque rien. Aciers inoxydables, laques, chromes, nickels, verre … Une machine
pilotée par un homme à gilet de couleur nettoie le sol et passe adroitement entre
les meubles, entre les gens …
-
« Par souci de
sécurité, vous êtes priés de garder vos bagages et vos colis près de vous. Tout
paquet abandonné sera saisi et détruit ».
« Ils sont enfin
arrivés ! » – Oui, mais il reste une trentaine de kilomètres à parcourir
pour atteindre la ville : Soit en autobus, soit en taxi … Soit par le
train.
- « Vous êtes priés de vous présenter devant les
portails 5 et 6 ». Patience, patience … Vous finirez bien par
arriver !
- « Allons Toto … Donne-moi la main
et suis-moi ! »
*
BANGKOK
Bangkok
n’est pas une ville, à mon sens, c’est une agglomération.
Bangkok,
c’est d’abord du bruit, un bruit assourdissant, continu, obsédant,
abrutissant : L’écoulement ininterrompu des véhicules à moteurs de toutes
sortes : Automobiles innombrables, camions, autobus, trains … Et ces
curieuses voiturettes à trois roues que l’on appelle les « Tuk-Tuk » :
Ce sont des taxis, des engins qui fonctionnent au gaz butane, et la bouteille
de gaz est fixée sous le siège du passager. Le conducteur est à l’avant, assis
sur une espèce de selle de moto. L’avantage de ce moyen de transport, c’est son
aptitude à se faufiler à travers les automobiles … Son inconvénient principal,
c’est le bruit, d’où il tire son nom, qui n’est qu’une onomatopée.
Subsidiairement, il faut considérer que le passager, à l’air libre sous la
capote, est exactement à la bonne hauteur pour respirer tous les gaz
d’échappement libérés par la meute à travers laquelle on se faufile … Agréable,
évidemment, aussi bien quand on roule que lorsqu’on attend à l’un des nombreux
feux rouges !
Bangkok,
c’est aussi la foule des piétons : Ils traversent la rue sur de longues
passerelles métalliques qui enjambent la voie.
Ce
sont des bâtiments en perpétuelles modifications. Celui qui est là aujourd’hui
ne sera plus là demain et celui que l’on vient de démolir, demain sera rebâti,
différent dans ses dimensions et différent dans sa forme. Perpétuels
échafaudages de bambous liés qui font songer à des cages pour singes que l’on
pourrait voir dans un zoo. Même pour élever une tour de vingt-cinq étages, les
ouvriers grimpent d’un bambou à l’autre en portant leur seau de béton …
Ce
sont des tours. Elles abritent les grands hôtels, les grands magasins, les
bureaux des sociétés, qui sont nombreux, les banques, qui sont nombreuses
aussi. Tout aussi nombreux : Les magasins de joaillerie … Entrez, vous
êtes devant des présentoirs de dimensions inouïes : De vrais présentoirs
de marchés publics : des casiers comme casiers de fruits et légumes, longs
et abondamment garnis … Topazes, brûlées ou non, émeraudes, foncées ou claires,
saphirs … Beaucoup de saphirs, bleu foncé ou bleu clair. Rubis aussi, beaucoup
de rubis, dont le poids varie de quelques centièmes de carat à une dizaine de
carats, taillés de diverses façons … Les lumières électriques, dans le magasin,
sont étudiées pour faire luire toutes ces pierres. Tant de pierres : On a
un peu l’impression, devant les rubis, de se trouver devant l’ éventaire d’une
marchande de cerises ou de prunes ! Qui achète ? – Je ne sais, mais
les femmes ne manquent pas d’entraîner dans ces lieux leurs maris ou ceux qui
aspirent à le devenir, et même ceux qui n’ont nullement l’intention de le
devenir: Ceux-là, à mon sens, ambitionnent quelque chose qu’ils se
préparent à payer très cher !
Au
petit matin, en longues files indiennes, les moines sortent des pagodes. Ils
sont enveloppés dans une toge dont la couleur est d’ocre jaune ou d’ocre rouge
et qui dégage une épaule nue. Ils ont le crâne rasé, souvent ils arborent un
sourire. Ils tendent un bol métallique au décor guilloché, dont ils soulèvent
le couvercle pour que les fidèles le remplissent de riz, de poisson, de viandes
… Les fidèles se prosternent. Ils sont nombreux et, chacun à son tour place son
obole : Les bonzes et bonzillons auront leur repas pour la journée. Ils
reviendront demain. Les fidèles aussi.
Bangkok,
ce sont aussi les pagodes, superbes constructions aux toits cornus, aux
faïences vernissées, aux toits multiples, aux mosaïques de verres colorés, aux
sculptures grimaçantes ou souriantes, aguicheuses ou terrifiantes … Marbres,
beaucoup de marbres, ors, beaucoup d’ors, lourdes portes de bois sculpté,
cloches de bronze, tambours du même alliage, bassins d’eau claire, statues du
Bouddha.
Multiples
statues du Bouddha ! … Le Bouddha assis en position du lotus, le Bouddha
allongé, la main sous la joue, le Bouddha debout, le Bouddha marchant …
S’asseoir, joindre les mains, saluer … Surtout, ramener ses pieds
convenablement : On ne dirige pas ses pieds vers le Bouddha ! Bouddha
en bois, Bouddha en or, Bouddha en pierre, Bouddha d’émeraude … Ramayana :
Toutes les scènes de l’histoire sainte, peintes sur les parois … Prodiges des
couleurs et du trait ! Le peuple des singes lutte contre le peuple des
hommes : Chevaux et chars, lances et sabres, grimaces horribles mais
superbes !
Au-dehors, dans des pots de terre
vernissés, bonzaïs minutieusement taillés et entretenus … Rumeur des prières, à
bouches fermées…
Ce
peuple est, foncièrement, un peuple religieux : Brûlez les bâtonnets
d’encens, en paquets, tenus entre les deux mains jointes, accrochez là où il le
faut un petit billet de banque, si petit qu’il soit. Sortez de la pagode à
reculons : On ne tourne pas le dos au Bouddha !
Bangkok :
Millions de gerbes d’orchidées, blanches, bleues, rouges, jaunes et mouchetées,
zébrées, tachetées. Orchidées soyeuses, superbes, inquiétantes … Joues
poudrées, paupières fardées, lèvres frémissantes.
Miasmes :
Ville vénéneuse … Les « klongs », réseau de canaux où dort une eau
lourde et noire, où flottent des chiens crevés, des liserons d’eau et des
fleurs de lotus. Exhalaisons, relents et effluves … Y circulent des barques plates chargées de fruits et de
légumes … Le fleuve en majesté : Des palaces s’y mirent et des pagodes aux
toits cornus … Des chalands y circulent.
Ville
vénéneuse, les baraques de bois et de fer-blanc se groupent au long des voies
ferrées qui mènent à la gare. On soupçonne, on devine : On sait que les
venins s’échangent de main en
main. On sait que le vice est là : Derrière les rideaux de fer baissés,
derrière les murs, sous les toits … La chaleur est lourde et l’air est chargé
de poisons. Dès que le soir tombe s’allument les guirlandes, les lanternes et
les réverbères. Les foules s’agglutinent et bourdonnent La « Panthère
Rose » est une maison de plaisir : Les jeunes femmes y vont danser en
maillots de bain, attendant une rencontre rémunérée … Jeunes femmes superbes,
qui s’exposent et se prostituent pour échapper au travail dans les
rizières : Les deux pieds dans l’eau et les reins brisés pour le
repiquage ! Les spectacles sont graveleux, mais les « apsaras » conservent
la hauteur.
« Choisis »,
vous dit le chauffeur de taxi qui vous ramène à votre hôtel ». Et il vous
présente un album de photos sur lequel on choisirait bien une princesse ou même
une reine …
« Massage » ?
– Il y a partout des salons de massages. On y soupçonne d’autres poisons.
Mais
avant de monter dans le taxi, flânez donc quelques instants dans le quartier de
« Patpong » : Éventaires sur le sol ou sur des tables, tentes et
cahutes de fortune : Là, on vend de tout … Les contrefaçons étiquetées
« Lacoste », « Chanel » ou « Hermès », les
contrefaçons de montres « Rolex » ou « Breitling », les
bouteilles de « whisky » frelaté, les copies d’œuvres d’art et
d’objets anciens …. Les cigarettes, en fraude … Les petits paquets sans aucun
nom, plus que douteux … Les bonnes adresses et les mauvaises … Même pas la
peine de chercher : Tout est là !
Ah !
Les soieries de Thaïlande…
Bangkok,
ville extraordinaire où tout est invisible, mais où tout est là. Il suffit de
payer … En dollars, de préférence !
J’allais oublier : Avant de quitter
la région, ne manquez pas d’aller visiter le parc aux crocodiles … C’est sur
votre chemin, quand vous allez voir le marché flottant. On vous montrera
peut-être aussi le serpent python …
Bangkok
… Aux branches de l’Arbre de Vie, les vents agitent les lanières des tissus en
lambeaux …
*
MENTON
Certaines
villes ont une couleur, une odeur, un costume ou des costumes, et même une
température, une atmosphère …
Vous
allez à Menton ? … Jaune, indubitablement et sans aucune hésitation :
Jaune d’or, plus jaune que l’or … Le soleil, les chapeaux de paille, les
mimosas en février, les pièces de monnaie aux guichets du casino.
Ocres : Ocre jaune et ocre rouge aux
façades de la vieille ville. Bleu, bien sûr, le bleu de la Méditerranée. Blanc
des palais « Belle Époque » : Le palais du Louvre, le palais
d’Orient, le palais Carnolès, le palais Gléna, Winter-Palace, Riviera, Lutecia,
Imperial … Que de balcons, que de fenêtres face à la mer !
Menton
sent le citron, le citron … Jaune, jaune d’or ! À Menton, les avenues sont
bordées de citronniers, d’orangers et de mandariniers. À Menton, pour le
carnaval, on construit des chars, des monuments et des monstres débonnaires,
ornés de citrons, d’oranges et de mandarines. Mais le parfum du mimosa !
Et l’odeur de la mer, alors !
Vous avez dit Menton ? - Chapeaux de
paille, évidemment : On les appelle des panamas, je ne sais trop
pourquoi ; on pourrait tout aussi bien les appeler autrement. Capelines
pour les femmes, ou chapeaux niçois si vous voulez … Mais ici, ce n’est pas
Nice. Chapeaux hauts-de-forme aussi et peut-être plus encore … Bicornes,
tricornes … Avec plumets et sans plumets. Bonnets à poil, peut-être … Épaulettes
garnies, passepoils, baudriers, ceinturons et galons : Ambassadeurs,
officiers de haut-rang, importants
industriels, sabres, épées, glands dorés et gants blancs. Robes
fourreaux, boas de plumes, escarpins à talons hauts…
Caniches
toilettés, levrettes fragiles, chevaux à robes lustrées, calèches ou
cabriolets, capotes baissées, éventails. Les domestiques et les grooms sont
discrets, mais portent tunique et pantalon rayé d’un filet rouge.
On parle
l’anglais, on parle le russe, on parle l’italien, on parle le français, qui est
de bon ton. Les cannes sont d’ébène à pommeau d’ivoire ou d’argent. Le cou des
dames est orné de perles et de diamants, le gilet des hommes est barré d’une
chaîne d’or. Certains portent monocle, d’autres lorgnon. Quelques amours de jumelles
ou de lorgnettes ornées de nacre … Dame, on les pointe sur les voiles qui
s’inclinent devant la Promenade du Soleil.
J’ai dit
« jaune », évidemment : C’est pour son soleil que l’on vient à
Menton et l’on y vient surtout en hiver, bien sûr !
Mais j’ajouterai
le vert, tous les verts même : Aux pentes des montagnes proches, c’est
toute la gamme qui fait écrin. En janvier ou février, il peut encore y avoir
quelques écharpes de neige : hermine … Leur luxueuse présence
renforce le plaisir de la température ressentie. Et puis, les jardins et les
parcs : Jardins de la Madone, jardins de Val Rhameh, jardins de Carnolès,
jardins Biovès, les Colombières, le Clos du Peyronnet, Maria Serena, Fontana
Rosa : Citronniers et orangers, mandariniers, pamplemousses, palmiers,
aloès et cactées … Fleurs jaunes, fleurs rouges … Et même des roses en
février ! – Si, si, il y en a encore quelques-unes !
J’y
insiste : Menton, son casino, le Palais de l’Europe, la Promenade du
Soleil, celle de Garavan, l’abbatiale Saint Michel, la rue Carnot et … Et …
Comment y va-t-on ?
Eh bien, allons-y
par le chemin de fer … Ah bien oui ! Le chemin de fer, quand on demeure à
La Rochelle !
Souvenez-vous,
pour aller à Séville par voie aérienne, vous avez décollé en direction de …
Londres ! – « Low-coast » oblige ! Eh bien, pour aller de
La Rochelle à Menton, par le train vous passez … Par Paris ! - Vitesse
oblige : Passer par Bordeaux, Toulouse et Marseille, c’est beaucoup plus
court et plus logique, mais cela
vous obligerait à emprunter des trains express régionaux, beaucoup plus
lents et s’arrêtant à toutes les gares. Cela vous obligerait aussi à changer de
train au moins trois fois, en traînant vos bagages sur les quais et ahanant
dans les escaliers des passages souterrains : Descendre aux enfers et remonter péniblement vers le jour …
Bref … (Si l’on peut dire !)
En passant par Paris, vous gagnez plus de trois heures et beaucoup de quiétude.
Il est vrai qu’à Paris, il faut changer de gare, prendre un bus pour cela et
puis reprendre le T.G.V. à la gare de Lyon …
De La Rochelle à
Paris, le train ne s’arrête que trois fois : Niort, Poitiers, Saint Pierre
des Corps. On a aperçu les immeubles de la périphérie de Tours, et puis on a
traversé de vastes plaines à céréales. Là où l’on aurait pu jouir du panorama,
que l’on sait délicieux, des arbres, souvent, cachaient la vue … Dommage !
On approche assez vite de Paris : Les passagers s’agitent dans les
couloirs, récupèrent les vêtements sur les étagères des porte-bagages :
« Tu oublies ton écharpe :
Elle était sous ta veste ! »
Files serrées, groupements
impatients. Quelques voyageurs philosophes restent assis. Certains, même, ont
jugé qu’ils avaient encore le temps de terminer leur lecture. Ce sont les
sages.
Paris, gare Montparnasse. – « Où se trouve la
porte donnant accès aux autobus » ? – « Là » :
Descendre les escaliers … Esplanade, La tour … Il pleut.
«
Prendre le 91 ! »
Des terrasses de cafés, des
vitrines de magasins …
«
Combien de stations encore ? »
Bon, cela s’est bien passé, nous
sommes à la gare de Lyon … Je vous passe le récit de ces instants, vous
connaissez :
«
Regarde tes billets : Quel est le numéro de la voiture ? »
Bon,
nous avons trouvé nos places. Le train avance, doucement d’abord, puis il prend
de la vitesse au moment où apparaissent les bâtiments des zones industrielles …
C’est parti. Il n’y a plus qu’à se carrer dans son siège et laisser aller.
Je
reprends ma lecture … Ah ! oui, je ne vous l’avais pas dit : Depuis
La Rochelle, je lis « La Semaine Sainte », de Louis Aragon :
Prose superbe. C’est le récit du retour de Napoléon, après son exil à l’île
d’Elbe : La remontée vers Paris, un fourmillement de troupes, de généraux,
de maréchaux, de cavaliers épuisés, de fantassins boueux. S’en va-t-on vers Calais
ou bien vers Lille ? Où est le Roi ? Où est l’Empereur ? … Pas
facile de suivre le fil ! De la Rochelle à Paris, ça allait encore :
On était tranquille. Mais à partir de Paris ! … Comment voulez-vous que je
m’y retrouve parmi tous ces Princes, parmi tous ces Ducs, tous ces Barons, ces
Commandants et ces Capitaines ? D’autant qu’ils emmènent pour la plupart,
soit leur épouse, soit leur maîtresse : Vous savez encore vous, qui était
le Prince de la Moskova ? Qui, Marmont ? Qui le général Ruty ?
Quelqu’un se souvient-il que Macdonald n’a pas toujours été le propriétaire
d’une chaîne de restaurants « fast food » ? - Qui prenait Madame
de Visconti pour une productrice de cinéma italienne ? - À tout ce
monde-là se mêle Théodore Géricaud, le peintre, dont il faudrait se souvenir
qu’il fut Mousquetaire gris, avant de peindre le « Radeau de la
Méduse ! !
Dans
le calme, on parvient à suivre, à voir à travers cet essaim échappé de son nid
et qui bourdonne dans tous les sens … Mais quand vous avez, à votre gauche, un
quarteron qui ne cesse de rire à gorges déployées, en s’en racontant
« de bien bonnes » ! – Je ferme le livre au premier arrêt :
Ah oui ! Nous devons être à la hauteur de Lyon. Je ne me souviens plus du
nom de cette nouvelle gare, en rase campagne : Béton, triste béton
... On ne s’arrêtera plus avant
Avignon, puis Aix-en-Provence. Regarder le paysage ! Ah bien
oui ! – Le paysage ! Le soleil gênait ma voisine : Elle a tiré
le store. Plus de paysage ! J’essaye de sommeiller, mais aller donc
sommeiller quand les conversations vont si bon train ! – En prendre son
parti.
Après
Aix-en-Provence … On ne vous l’avait pas dit ? … Après Aix, le T.G.V.
roule à la vitesse d’un T.E.R. J’ai été surpris : Il ne s’arrête ni à
Marseille, ni à Toulon je crois. Où ai-je aperçu la Méditerranée pour la
première fois … Si bleue, (Ah ! Je vous y prends, vous l’attendiez, cet
adjectif ! - N’est-il pas vrai ?)
Aix-en-Provence,
Les Arcs-Draguignan, (Tiens, j’ai laissé passer Le Cannet-des-Maures où j’ai
vécu mes dix-huit ans au soleil des jeunes filles en fleurs !), Saint-Raphaël-Valescure, Cannes, Nice-Ville, Antibes
… J’ai aperçu Marina-Baie-des-Anges (Après tout, peut-être pas si moche que
ça, cette pyramide de béton ?),
Monaco (Ah ! Monaco !),
Roquebrune-Cap-Martin … J’en oublie peut-être, et je ne suis pas certain de les
avoir citées dans l’ordre …
Menton
… Enfin ! Il est dix-neuf heures ; nous sommes partis de La Rochelle
à sept heures du matin : On aurait eu le temps d’aller à Los Angelès … par
avion, il va sans dire !
Menton,
c’est une ville d’artistes, tout le monde sait cela. Mais pourquoi faut-il que
les édiles aient cru bon de couper la tête à tous les peintres, les sculpteurs,
et, sans doute les écrivains qui ont fréquenté les promenades de la ville
: Les jardins de Carnolès me donnent des frissons dans le dos lorsque,
plongeant dans leurs collections d’agrumes, je me vois obligé de déambuler
entre les alignements de têtes qui semblent avoir chu de l’estrade d’une
guillotine ! – Têtes de pierre, il va sans dire, que le temps, le soleil
et les pluies ont grisées de mousses et de lichens.
Et
quand on parle d’artistes, on ne peut faire autrement que parler de Jean
Cocteau. Je l’avais laissé à Milly-la-Forêt, il y a bien des années. Je l’y
croyais toujours : Il était enseveli dans une chapelle dont il avait
lui-même décoré les murs. Sur la dalle de sa tombe est écrit « Je Reste
Avec Vous ». Il faut croire qu’il « reste avec nous », même
quand on se trouve dans la ville française la plus éloignée de la région
parisienne : « Je Reste Avec Vous » … C’est écrit aussi à
Menton, sur une paroi du bastion qu’il a choisi pour lui servir de musée.
J’aurais bien voulu voir la chapelle de Villefranche, qu’il a aussi décorée …
Une autre fois !
Je
n’ai pas une passion absolue pour Jean Cocteau, mais il faut reconnaître
qu’outre son statut mondain et
apparemment léger, on peut, sans hésitation, lui accorder le statut d’artiste …
Qu’est-ce qu’un artiste sinon quelqu’un qui est fondamentalement angoissé,
obsédé par le visage de la mort ? Pauvre Jean … Au bastion :
Tapisserie d’Aubusson représentant, d’un dessin hallucinant et de couleurs
agressives Judith portant, ensanglantée, la tête d’Holopherne, tranchée…
Horreur splendide ! Sur les parois de la salle des mariages, à la mairie,
de superbes scènes énigmatiques où ne peuvent se lire que l’épouvante, le
désarroi et la détresse : Noces aux
airs de fatales corridas … Désespoir d’Orphée : Eurydice s’évanouit
aux Enfers ! Au plafond caracole
le poète sur un fougueux Pégase qui l’emporte on ne sait où dans le
temps et dans l’espace : Dans le vide … L’ange Heurtebise, déguenillé
comme un sale gosse, lance les astres, par poignées, à la face du poète.
Pauvre,
pauvre Jean qui n’a cessé de chercher les cœurs parmi les ors et les clinquants
… Pauvre Jean, que l’épée d’académicien, arme d’opérette, n’a pas su protéger tout à fait !
Sur
la promenade, juste à côté du bastion, on construit un nouveau musée, de béton,
pour abriter les œuvres du pauvre Jean.
-
« Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont des portes par
lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne. Du reste, regardez vous
toute votre vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des
abeilles dans une ruche de verre. »
-
« Ma démarche morale est celle d’un homme qui boîte, un pied dans la vie,
un pied dans la mort ».
On
entend : - « Maman, tiens-moi la main » !
Orphée,
tu abandonnes ta lyre ? – Le clown est triste : Sur le mur du fond,
dans la salle des mariages, la capeline de la mariée est de travers. À la place
de l’œil du marié, Cocteau dessine un petit poisson … Pirouette ! Mais la
pirouette ne dissimule pas les affres du poète.
Au
fond, Jean Cocteau, je l’aime bien : Et qu’importent les cabrioles …
j’irai, la prochaine fois, si je le puis, voir la villa dont il a décoré les
murs, et puis, j’irai, nul doute là-dessus, j’irai jusqu’à Villefranche pour en
visiter la chapelle : Ce n’est pas très éloigné de Menton.
Peut-être y retrouverai-je
l’étoile qui suit sa signature:
- « Je reste avec vous ! »
En
y réfléchissant bien, je crois que c’est cela Menton : Un éclat du soleil
dans le coin d’un miroir, fugitif, trompeur…! - Grimaces des pantins de
carnaval, en ce jour de février, et masques des enfants ! Le clown a
besoin d’être mystifié, il le veut. Mais l’odeur et les ors des citrons,
oranges et mandarines!
Grimace :
Sur le trottoir de la Promenade, à petit pas, Carabosse pousse son
déambulateur, à tout petits pas … Et ricane !
*
SAHAGUN
En pèlerinage
sur le chemin de Compostelle, tout compte fait, on n’a que peu d’occasions de
rencontrer des Espagnols. Cela peut sembler assez paradoxal, mais c’est
pourtant vrai ! À l’heure où le pèlerin se lève et quitte le gîte, le jour
n’est pas levé … Les Espagnols non plus ! Sur le sentier, on marche
souvent seul et lorsqu’on s’agrège par hasard à un petit groupe, c’est pour
s’apercevoir, la plupart du temps, qu’on y parle français, allemand … Que
sais-je ? - Il arrive qu’on y
parle japonais ! Il arrive aussi qu’on y parle le portugais, mais c’est
sans doute entre Brésiliens !
L’espagnol,
c’est pendant la nuit qu’on l’a entendu brailler dans les couloirs, alors que
la fatigue ne nous faisait désirer que le sommeil. On l’entend brailler aussi
dans les rues, en pleine nuit quand on a le malheur d’avoir choisi un gîte en
pleine ville. Mais les Espagnols, ils ne vivent pas aux mêmes heures que nous :
Ils dînent à des heures impossibles et vous aurez bien du mal à trouver un
restaurant ouvert au moment où il vous semblerait logique d’être plongé dans le
sommeil.
Mais
où sont donc passés les Espagnols ? Quand vous traversez un village, il
arrive que l’on aperçoive quelques femmes : Elles s’occupent du bétail ou
vous attendent au fond de l’épicerie … Les pèlerins, il arrive qu’ils cherchent
du pain ou quelque fruit … Au bar, on vous offrira des
« boccadillos » ou une « tortilla patata » …Entendez des sandwichs
ou une omelette aux pommes de terre. Les « boccadillos » sont exquis,
la plupart du temps, ils sont au jambon de pays … Vous êtes chanceux, si l’on
vous sert du «serrano», et encore plus si l’on tranche du « patta
negra ». Quant à la « tortilla patata », sans hésiter, il faut
la préférer à la « tortilla francese » qui ne contient que des
œufs : Sans contestation possible, la première tient mieux l’estomac.
Les
« bars à tapas », depuis quelques années, en France, on connaît … Ils
sont même devenus à la mode, mais ceux d’Espagne vous ont des qualités
extraordinaires : On croque les olives et l’on jette les noyaux au pied du
comptoir … C’est incroyable ce que l’on peut laisser tomber sur le
plancher : peaux d’oranges, coquilles d’œufs, paquets de cigarettes vides
… Cela finit par donner un air convivial à nul autre pareil ! En tout cas,
les bars à tapas, sur le chemin, vous sauvent de la famine, tandis que les
restaurants ne sont pas ouverts. On y boit, le plus souvent du
« cafe » ou du « cafe con letche », ( En espagnol on ne
met pas les accents aigus, ni les accents graves, mais on prononce comme s’ils
y étaient, par contre on écrit des signes que nous ne comprenons guère).
J’ai eu un compagnon qui, lui,
buvait cul sec un « Carlos Tres », c’est aussi fort que le
cognac ! Souvent, il en avalait deux, coup sur coup …
Sahagun
est entré dans ma mémoire et n’en sortira pas de sitôt. J’y suis passé deux
fois. C’est une ville que l’on atteint après une longue ligne droite sans grand
attrait. On a laissé derrière soi Carrion De Los Condès où il n’y a plus de
comtes depuis longtemps et l’on garde encore le souvenir de Fromista où
s’inscrit sur les chapiteaux de l’église romane le récit du Nouveau Testament.
La route atteint une fourche, sous
le pont de béton. J’ai eu juste le temps de me retourner, j’avais perdu le
compagnon avec qui je marchais depuis trois jours : Évaporé ! J’eus
beau écarquiller les yeux … Il faisait plein jour pourtant … Nous étions au
beau milieu de l’après-midi. Disparu ! La route se sépare en deux, mais le
terrain est plat et nu ! Il y a dans le Nouveau Testament des phénomènes
semblables : Jésus qui apparaît ou disparaît … Mais mon compagnon n’était
pas Jésus, c’était un Espagnol natif de Majorque … Un excellent marcheur, qui
retenait son pas depuis trois jours par pitié pour moi. Je ne l’ai jamais
revu !
Sahagun,
un peu avant d’y arriver, nous passons devant la porte d’une ferme : Porte
cochère, grande ouverte : On distingue dans la pénombre un amas de
matériels agricoles. Au bord du chemin, une grande table est dressée et, à mon
approche, une vieille femme s’empresse : Sur la table un panier et une
cruche … Un petit écriteau : « Agua, higos y amor ! » J’ai
mangé une figue sèche, j’ai bu de l’eau de la cruche … J’ai rêvé d’amour. On a
donné un coup de tampon à date sur mon carnet de pèlerin et :
- « Dos euros,
por favor ! »
À mon second passage dans la même
ville, j’ai rencontré une autre vieille, au coin d’une rue, tout près du
couvent.
Femme
que l’âge pliait, vêtue de noir, portant un cabas noir également :
-
« Vous allez à
Compostelle ? »
Réponse affirmative …La vieille
dame plonge la main droite dans son sac :
-
« Tenez, ceci est
pour vous, mais priez pour moi à Compostelle ! »
-
Elle
me tend un pot de yaourt, me dévisage, puis plonge à nouveau la main au fond du
sac et … Me tend un petit pot de miel et trois biscuits. J’accepte … Je prierai
pour elle à Compostelle ! J’imagine qu’elle est là tous les soirs, à
l’angle des rues, pour attendre le pèlerin qui va passer …
L’église
de cette ville, ou tout au moins l’une des églises de la ville, a été
transformée : Au rez-de-chaussée une salle de spectacle a été aménagée. À
l’étage se trouve le dortoir des pèlerins : J’ai eu la malchance de
vouloir y dormir un soir où l’on donnait un spectacle !
Mais
mon souvenir le plus ému est sans aucun doute celui qui me ramène chez le
« sabatero », autrement dit le cordonnier qui tient boutique près
d’une petite place : Ma semelle était décollée. Je traînais cet
inconvénient depuis longtemps et le handicap était fort gênant !
La
boutique était minuscule, très sombre. Le cordonnier était un colosse revêtu
d’un, tablier de cuir comme les professionnels en portent depuis la nuit des
temps. Trois compagnons étaient là, devisant …
-
« Allez, que tout le monde sorte : Je vais réparer la semelle du
pèlerin. Revenez quand cela sera fini ! »
Sahagun
… Quand on quitte la ville, dans le petit matin, c’est pour prendre le chemin
qui conduit à Burgo Ranero :
Long chemin désertique au bord duquel les maisons sont de terre crue mêlée d’un
hachis de paille …
*
UTUROA
Uturoa
est une petite ville. En fait c’est tout juste si l’on peut parler d’une ville.
Je crois bien pourtant que c’est, en dehors de Papeete, la plus grande
agglomération de la Polynésie Française …
« encore française » disait un méchant gamin en croassant . Elle est la capitale de la
circonscription des Îles-Sous-Le-Vent et, à ce titre, elle a l’honneur d’héberger
un administrateur qui a rang de sous-préfet. Elle a même le grand honneur
d’abriter deux administrateurs, depuis que le président du
« Territoire » … (Pardon, du « Pays d’Outre-Mer ») a cru
bon de nommer un administrateur « territorial » pour doubler
l’autre : celui qui représente l’État.
En
fait, lorsque j’y suis arrivé pour la première fois, et c’était en 1967 je
crois bien, Uturoa était une toute petite ville, une bourgade, dirait-on … Et
encore !
Un
quai de béton, en face de la passe qui permet aux bateaux de pénétrer dans le
lagon. Une rue d’un kilomètre de long peut-être. Une petite église au toit de
tôles ondulées, rouge. Un temple protestant, avec son toit rouge également et
également fait de tôles ondulées. Un semblant de place publique (mais je me
demande si son aménagement n’a pas été beaucoup plus tardif). Des bâtiments de bois, couverts eux aussi de tôles,
mais souvent rouillées et rafistolées … Ils ont résisté tant bien que mal à
tant d’années qui passaient, à tant de pluies, à tant de vents ! - N’y,
demeurent à cette époque quasiment que des Chinois. Ils y tiennent commerce et
c’est bien là la fonction essentielle de la « ville » : On y
vient, en voiture, pour faire ses emplettes. On vit ailleurs, tout au bord du
lagon. En somme, n’étaient les bâtiments des écoles (Catholiques, Protestantes
et Publiques), Uturoa ressemblerait beaucoup aux petites villes du Far West
auxquelles nous ont habitué les films de cow-boys, à la différence près que je
ne me souviens pas d’y avoir connu de cafés, de bars, ni même de terrasses ou
d’enseignes d’hôtels … Il devait bien y avoir quelques bars pourtant, sombres
et assez louches, dans des baraques de tôles, derrière le marché couvert où les
producteurs des îles voisines dormaient parmi leurs pastèques. Devant les
magasins, les voitures faisaient le plein d’essence, pompée à la main,
directement des fûts en acier.
Dans
chaque magasin logeait une famille chinoise, grands parents, parents, enfants
et bébés compris. À toute heure du jour et souvent même la nuit, la mère tenait
la caisse, faisant, à une vitesse folle, glisser et cliqueter les boules du
boulier pour calculer les prix. Le père assurait la manutention, les enfants
ensachaient le riz, la farine et le
sucre. Les grands parents surveillaient les chalands et donnaient un coup de
main. Les enfants, j’y reviens, manipulaient le fer à repasser, le soir, sous
l’œil de la grand’ mère, afin de
pouvoir se présenter impeccablement à l’école le lendemain. Tout le monde
mangeait et couchait dans le magasin : Des fourmis, vous
dis-je ! Dans un magasin
chinois, on trouve de tout : Il suffit de demander … Ce que vous voulez se
trouve forcément quelque part, sous ou bien sur … Ou bien à côté de… Mais c’est
forcément là. Depuis combien de temps est-ce là ? – C’est arrivé il y a
longtemps sans doute et c’est peut-être couvert de poussière … Mais le
« Taporo », le petit caboteur qui vient régulièrement de Papeete
décharge non moins régulièrement le tissu, le riz, les produits d’entretien,
les bouteilles de gaz, les casseroles, les boîtes de petits pois ou de
corned-beef, la bière (Ne pas oublier la bière en bouteilles !) … La
marque est indiquée sur l’étiquette : Hinano … Elle est fabriquée à
Tahiti. On m’a souvent dit que la cargaison de bière du bateau était aussi vite
consommée que déchargée !
Au
fond des magasins, des congélateurs s’ouvrent et se ferment : Ils
contiennent les réserves de poisson et de viande. C’est un peu plus loin, sur
le bord d’un petit ruisseau, que l’on abat les bovins … On dit que les anguilles,
énormes, abondent là où « le Chinois » jette les tripes …
Au
bord du lagon, quelques appontements qui servent à charger le coprah. On voit
aussi, sur un sol de grillage, un élevage de poules : Nul besoin de
nettoyer les déjections, qui passent au travers du grillage : Cela
simplifie la vie …
Carrément
dans le lagon, à portée d’un jet de pierre, on voit de petites cabanes de bois
et de bambous, surélevées sur des plates-formes : La porte est voilée d’un
paréo aux couleurs éteintes par le soleil … Ce sont les
« commodités » vers lesquelles on peut voir se diriger
« Tané » et « Vahiné » quand un besoin pressant et non
moins naturel les y pousse. On dit que là aussi, le poisson abonde !
On
ne se promène pas, à Uturoa : On y vient pour accompagner ses enfants à
l’école, pour aller à la poste, pour aller au bureau de l’administrateur ou
encore pour faire des achats, pour faire entretenir son bateau, pour une
convocation au tribunal, ou pour faire ses dévotions le dimanche. Que
viendrait-on faire d’autre, dans cette ville fantôme, enlaidie par les lignes
électriques tirées n’importe comment, n’importe où, d’un transformateur à
l’autre (Et les transformateurs
sont d’affreuses boites suspendues aux poteaux) !
Des
hôtels … J’y reviens, au fait … Il y en a bien un : Classiques paillotes
sur piliers de bois, au ras de l’eau …Six ou huit paillotes sans doute, chacune
possède son plancher à fond de verre, qui permet de voir le monde sous-marin.
Bambous et toits de feuilles de pandanus. L’allée est ornée de grands
« Tikis » taillés dans des troncs de cocotiers. Cela s’appelle le
« Bali Haï » et l’on aperçoit des « speed-boats » à moteurs
hors-bord, qui convoient des retraités américains que l’on mène aux plages
blanches des îlots, (Là-bas, on dit les « motu »). Un petit avion « Twin-Otter » les ramènera
dans quelques jours vers Tahiti.
Le
grand changement est d’abord venu subrepticement : Personne ou presque
n’était au courant. Presque rien n’avait eu lieu … Des géomètres étaient venus
au pied de la montagne, dans la plantation de citronniers. Ils avaient dressé
des lunettes et des mires. On les voyait s’incliner, saluer, se relever,
marcher et griffonner : C’était un lycée professionnel que l’on devait
bâtir ici, pour l’ensemble des enfants des Îles-Sous-Le-Vent. Les citronniers
ne furent pas coupés tout de suite, mais l’on posa les clôtures de fil de fer
barbelé. La maison du gardien chevauchait la clôture ? – Qu’importe, on
ôta une planche au mur, à l’Est … Une autre planche au mur de l’Ouest :
Par les ouvertures, on passa le fil de fer. Il traversait donc la maison !
… Peu importe, et le gardien chinois s’en accommoda.
J’ai
connu le grand chambardement, à Uturoa.
Lui, il vint tout à coup.
On
conserve, dans les studios d’Hollywood les décors des villages du
Far-West : Ils serviront pour de prochaines prises de vue. Ici, tout le
village est tombé d’un seul coup, ou presque. On avait construit quelques
bâtiments de parpaings, en y prévoyant des magasins nantis de belles vitrines …
On abattit toutes les constructions de bois, toutes, tout au long de la rue,
toutes à la fois ! – Cela commença par les toitures : On avait dressé
les échelles, on arracha les tôles, qui tombèrent au sol avec des bruits de
tonnerre. Certaines tombaient verticalement, net … D’autres planaient un moment
avant de heurter le sol. On les empilait toutes en tas … Cela peut resservir.
On s’attaqua ensuite aux charpentes : tenailles, marteaux, pieds-de-biche
… Cela allait bon train : Les termites avaient fait leur travail, il n’était
pas trop difficile de le terminer ! Puis ce furent les persiennes, les
portes et les fenêtres … Les parois enfin, dans de grands craquements et de
nombreux nuages de poussière.
Les
rats avaient filé depuis longtemps. On les avait vus prendre la clef des champs.
En
trois ou quatre jours, il ne restait plus rien : Ville de pionniers, ville
disparue ! En a–t-on conservé quelques photos ? Ah-Tchoung a
rassemblé ses marchandises derrière sa vitrine, amoncelées, comme
autrefois !
*
PARIS
La Place Royale fut conçue par Henri IV, dit-on. Elle fut
achevée sous le règne de Louis XIII. Au centre du square, c'est Louis XIII qui
chevauche un cheval de pierre. Un pigeon, souvent, se pose sur sa perruque. Il
y dépose sa fiente.
Richelieu
habita ici, et Marion Delorme, et, plus tard, Victor Hugo et Théophile Gautier.
La Marquise de Sévigné y demeura. Le Capitaine Fracasse traîne toujours sa
rapière sous les voûtes puissantes de la galerie. Sur un banc, près des
marronniers qui font de l'ombre au cheval du Roi, un homme à cheveux blancs
courbe le dos, c'est Monsieur Madeleine, et voici Cosette qui, dans l'allée,
saute à la corde.
Dans
l'obscurité, sous l'un des porches, deux jeunes gens ont étendu une veste sur
les pavés. Un duvet léger, sur leur joue, se dore dans un rai de lumière. Ils
jouent un air de Lulli, je crois.
Une flûte est accompagnée d'une cabrette. Quelques pièces luisent.
Derrière
les grilles, les tilleuls moussent d'un vert tendre et neuf. Ce sont les
tilleuls qui m'ont fait venir jusqu'ici : Une polémique que j'avais lue dans
quelque revue ... Fallait-il arracher les tilleuls pour rendre à la place son
aspect d'origine ? _ On les a
conservés. C'est bien, ainsi. Par contre, maintenant que sont sauvés les
tilleuls, il faudrait penser à la Place Des Vosges.
Depuis
longtemps Cinq-Mars a disparu, qui faisait la cour à Marion. Javert ne guette
plus derrière les piliers. " Tra-Tra...", la Marquise s'en est allée
vers le boulevard Beaumarchais, les chevaux de sa voiture claquant des fers en
passant devant le joueur de cabrette. La soubrette ne se penche plus à la
lucarne qui s'ouvre au milieu du toit bleuté. Les Mousquetaires ne font plus
sonner leurs éperons et leurs ferrets.
Les
toits sont crevés. Au milieu des façades de brique rose à colombages, j'ai vu
des fenêtres borgnes. Certaines vitrines d'échoppes sont aveugles et barrées de
planches clouées. Dans le jardin, la pelouse est devenue lépreuse ... Paris !
Oh Paris ! La Place des Vosges est austère et sévère, mais elle est admirable
de formes, de grâce et de proportions.
Il faut
imaginer les façades ravalées, les voûtes réparées, les ardoises remplacées ...
Un
libraire ... Sa vitrine montrant de belles reliures rouges ou moirées,
peut-être. Un sellier ... La Galerie de Flore pourrait être conservée. Il
faudrait pour cela en changer la porte de verre, dont la poignée est vraiment
mal choisie pour l'endroit. Les boutiques des antiquaires ? - Oui, on pourrait les conserver, surtout
celle dans laquelle on vend des armes et des armures ... On trouverait bien
quelles boutiques à installer encore, qui ne seraient pas déplacées ici ... Et
puis on ferait ôter les affichettes de publicité qui sont collées sur les
vitrines . On laisserait les tilleuls ... Ou on les enlèverait ... Ce n'est pas
l'important, à condition que l'on refasse le jardin ... Gazon ? - Entrelacs
"à la Française" ? _
Qu'importe, si tout est bien soigné ! ... Ne pas tarder, surtout : Ce
sont déjà des taudis qu'il faut sauver.
Elle est
belle, très belle, la Place des Vosges !
*
BORDEAUX …
un dimanche
Quelle est donc cette ville vide
Ville de notaires
Ville à vendre
Pas de portes
Et l'église des Carmes déchaux
Par appartements
Ville qui tourne le dos
Se ferme entre ses murs
Se clôt derrière ses mots
On la dit née du fleuve
On n'y peut jamais tremper la main dans
l'eau
Mémoire du lotus
Parti à la dérive
Îles en escale
Au bout du cours du Chapeau Rouge
Place de la Comédie
Images en miroir
Îles de mémoire
Il est interdit de marcher sur les
pelouses
Sous peine de poursuites
Ah ! Je veux qu'on me poursuive
Autour des magnolias
...
*
C'est fou, ce que l'on peut mettre dans mon verre, vous savez,
un beau verre de l'INAO (Institut National des Appellations d'Origine ... ) ! ... C'est un verre à pied, un verre
élancé, tulipé. C'est un verre qui se gonfle et puis dont les bords se
resserrent, pour conserver au vin tout son arôme et tout son bouquet ... Ah !
mais ! ... C'est que ce n'est pas la même chose, l'arôme et le bouquet ! Le
premier est dû au cépage et le second se développe au cours du vieillissement.
Si vous ne parvenez pas à distinguer toute la subtilité des différences,
plongez le nez dans votre verre et humez ...
Mais
avant de humer ainsi, et si vous ne voulez point déchoir dans l'estime des
connaisseurs, vous devez saisir le verre par le pied, le lever à hauteur de vos
yeux, à contre-jour, apprécier la robe du vin : Rouge sombre, rouge-rubis,
grenat, grenat brillant, grenat-pourpre, grenat-violet, grenat-sombre, noir,
grenat-noir, robe flamboyante à reflets violets ... C'est fou ce que les vins
de Bordeaux peuvent apporter comme nuances aux galbes de mon verre : En se
vidant, la bouteille le remplit de fleurs ou de gemmes en fusion.
Après
avoir admiré, vous pouvez sans crainte prendre l'air d'un connaisseur. Mais à
ce moment précis, les choses se compliquent : L'instant est venu d'apprécier le
nez ... C'est le vin, au bout du compte, qui a un nez, ce n'est pas vous ! Il
vous faut saisir le verre par le pied, entre deux doigts. On pourra vous
expliquer que, si le verre a un pied, c'est pour vous éviter de transmettre au
vin, par l'intermédiaire des flancs du verre, la température de votre paume.
Car il vous faut déguster chaque vin à une température spécifiquement adaptée.
Il y a des thermomètres pour cela; on en vend dans les caves bien fréquentées.
Bon, tenant votre verre entre deux doigts, par le pied, vous devez le faire
tourner, pour imprimer à la liqueur une rotation qui va créer en son coeur un
tourbillon, un Maëlstrom en réduction. Cela s'appelle aérer le vin.C'est
indispensable pour lui permettre de développer ses arômes et son bouquet.
Attention, regardez bien comment s'y prennent vos voisins avant de faire
tourner votre propre verre : Le petit Maëlstrom se creuse aisément et il arrive
qu'un tsunami en réduction se crée, vous arrosant les pieds ou le gilet ... Ou
bien, tout à la fois, les pieds et le gilet de votre voisin ! Vous avez réussi
? - Parfait ! Conservez un air parfaitement dégagé et humez ...
Nez de
fruits rouges ou de fruits noirs, de cerises, de cerises confites, de
griotttes, de cassis, de fraises ou de framboises, de myrtilles, de gelée de
mûres, de pruneaux, nez de prunes rouges, de fruits compotés, nez de rose
rouge, d'épices douces, de pain d'épices, nez de grillé, nez de cuir (oui,
de cuir, et Jean de Lavarende n'y est pour rien là-dedans; n'en faisons pas un
oenologue averti ! ),
nez boisé, nez cacao, nez café, nez de vanille, nez de poivre, nez de poivron,
nez de violette, de pivoine, de thym grillé avec des notes de truffe et de
muscade, beau nez réglissé, nez assez frais, explosif aux arômes délicats, nez
de fumée de bois ... Et si tout cela vous laisse pantois, ne perdez pas votre
air assurément compétent, dites : " Ce vin a un caractère très expressif !
", cela n'engage à rien.
Au goût
... Mais encore faut-il savoir s'emplir la bouche, faire passer le vin sur et
sous la langue, lui faire baigner la luette et la gorge, le mâcher puis,
éventuellement, le cracher dans le bac à sable ... Regardez comment font les
autres ! Au goût, il faut apprécier d'abord la constitution générale du vin :
La finesse, le corps ... Le vin est corsé, charnu, charpenté, plein, équilibré,
élégant, racé ... Ensuite, on doit juger la douceur : Le vin est souple,
moelleux, rond, coulant, velouté, soyeux, tendre, gras ... Enfin il reste à
évaluer la "vinosité" : Le vin est nerveux, capiteux, chaud,
généreux, puissant ... Autrefois j'entendais dire que le vin avait " de la
cuisse "... Ah! Ces vins qui avaient " de la cuisse" ! Mais
aujourd'hui, je crois que les vins n'ont plus de " cuisse ", et je
trouve que c'est bien dommage ! ... Il y a bien encore un vin qui se dénomme
" Cuisse de Nymphe "... Mais ce n'est pas un grand vin paraît-il, et
puis je crois que c'est un rosé !
De nos
jours, on verse dans mon verre INAO tant de couleurs, tant de gemmes, tant de
fruits, tant d’épices ... J'y trouve tant de gras, tant de tannins, l'attaque
est si friande, la bouche est si serrée, si racée, la finale si longue est si
fruitée ! ... Il n'empêche, je regrette la
"
cuisse " !
... Tout
cela à propos des grands Bordeaux ... Mais une piquette bien fraîche, bue à la
régalade sous le jet d'une gourde en peau de chèvre ! Cela aussi vous a un goût
de petit bonheur !
*
SANTIAGO DU CHILI
Jusqu’à dix
heures du matin, personne dans les rues de Santiago … Désert, rideaux des
boutiques fermés. Dix heures : Les « envahisseurs » :
Costumes sombres, classiques, stricts, chemises blanches, cravates, coiffures
lissées, attachés-cases : C’est la Chaussée d’Antin, à Paris, c’est la rue
Sainte Catherine à Bordeaux … On court, on trotte, en rangs serrés :
Malheur à celui qui ne suivrait pas le flot !
Des employés
roulent dans des brouettes des sacs transparents pleins de pièces de
monnaie : alimentation des tiroirs-caisses des magasins.
Le Palais de la
Moneda : Pas très spectaculaire. Ici périt le Président Allende. La place est
nette.
Boutiques,
boutiques, boutiques : On court, on court !
Églises
austères, comme bâtiments Louis XIV. Nefs voûtées comme galeries du
Louvre . Dans leurs églises, les Chiliens habillent leurs statues :
Beaucoup de statues dans les églises, et beaucoup d’ex-voto. Confessionnaux
toujours pleins : On confesse, on prie.
Mendiants, beaucoup
de mendiants, femmes, hommes, un cul-de-jatte, un autre qui l’est presque.
Sébiles en matière plastique, secouées.
Escalators,
escaliers, galeries commerciales … Comme à Québec, comme à Paris :
« fast-food, hamburgers, poulet rôti (« polo ») !
Place
d’Armes : Pedro de Valdivia sur son cheval de bronze, tous deux plus
grands que nature. Les héros ont traîné depuis Madrid et jusque-là leurs
armures rouillées et leurs épées … Prendre conscience du fait que la
revendication d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud coïncide
avec l’arrivée de Joseph Bonaparte sur le trône ibérique. C’était … Avant
hier !
Depuis mille
neuf cent quatre-vingt-douze seulement un monument dédié « Aux Peuples
Indigènes » … C’est bien le moins !
Dans les rues, vers
midi, tombe au moins la moitié des vestons. On garde les cravates sur les
chemises. Pizzérias et « fast-food » bondés : On pose son
plateau là où on le peut. Des voitures blindées collectent les fonds des
tiroirs-caisses . Dans le « Paseo Humada » , un petit homme
grimpe sur un muret pour jouer du saxo. Plus loin, il y a un harpiste. Une voix
… Ô, cette voix ! Une voix de femme chante une déchirante complainte.
Dans les
galeries commerciales : « Petit Papa Noël » … Tiens, c’est vrai,
c’est bientôt Noël … Et c’est le bel été austral ! Et puis, l’air de
« Docteur Jivago ». Ici, comme ailleurs, banderoles qui
proclament : « Achetez maintenant, vous paierez en
février ! Offrez à votre enfant un vélo de couleur !»
Marché
central : ça sent le poisson ! Montagnes de fruits : abricot,
pêches et cerises … Si vous avez compris ce que veut dire « corrazon de
paloma», vous avez compris que ce
peuple est bien sorti d’un essaim provenant lui-même de la ruche européenne.
Quelques cabarets minables, entourant les halles : Ils sentent la marée
eux aussi. Aller voir l’ancienne gare des chemins de fer, devenue le Centre
Culturel Mapuche. Pauvres Indiens Mapuches ! La gare est une structure
métallique signée Gustave Eiffel … On songe à la gare Saint Lazare. Lorsque j’y
arrive, il n’y a rien à
voir : C’est vide, on prépare une exposition.
Aperçu le Musée
précolombien … Par hasard. Assez beau bâtiment, beau cloître : On y sert
du café et des croissants parisiens :
« Cafe croissants … The
french bakery cafe. »
Plazza de Armas : Kiosque à musique … C’est le soir et pour le moment,
on y joue aux échecs : Des dizaines de petites tables sur lesquelles on
joue en silence … Petits boulots, comme à Bangkok : Antiques chambres
noires des photographes ambulants, boîtes des cireurs de chaussures …
Tous les autres passent à l’ombre,
emprunte le trottoir au soleil, il
sera pour toi seul ! De la même façon, sur la place, tous les bancs sont
libres, au soleil.
Il y a partout
des Pères Noël !
Lorsque je
reviens, vers vingt-deux heures, les magasins sont encore ouverts et les achats
vont bon train. La foule est encore incroyablement dense dans les rues de
Santiago et les Chiliens se rendent sur la place en famille. Le kiosque a été
évacué par les joueurs d’échecs. Ils continuent à se livrer à leur sport
favori, mais dans les allées. L’Armée du salut s’est installée à leur place,
pendant que des jeunes filles et des soldats font résonner leurs tambourins. Au
centre de la place, la célébration de la Nativité a fait … naître des Pères Noël
auprès de chaque photographe. D’un côté dansent des acrobates, de l’autre des
artistes proposent des dessins : Caricatures ou tableaux peints à la bombe
à peinture. Les prédicateurs de je ne sais quelles sectes bibliques prêchent
avec véhémence. On s’assied, on se promène, on bavarde. La chose que je ne
saurai pas, c’est l’heure à laquelle les gens se couchent : Je serai parti
me coucher avant eux !
Pablo … Pablo
Neruda … C’est un peu pour toi que je suis venu ici. Je t’ai cherché à la « Chascona », ta maison de Santiago. Je t’ai cherché à « Isla
Negra », dans ta maison au bord
de la mer.
Voix profonde et
forte de Pablo … Pardonne moi si je te tutoie, c’est ainsi que l’on parle avec
les morts, en signe de fraternité. Tu es entré en communisme, je pense, comme
on est amoureux, parce qu’on croit en l’amour, comme on entre en religion parce
qu’on croit en Dieu. Forte gueule et grandes tapes dans le dos, comme
Hemingway. Est-ce que tu t’es réveillé un jour, toi qui mourus à l’arrivée de
Pinochet ? As-tu senti un jour, toi qui chargeais les fusils de balles et
de mots … Pour que fleurissent les coquelicots … As-tu senti un jour que tout
cela n’était qu’utopie malfaisante? Je ne te fais point reproche d’avoir
tant parlé des fumées de Madrid, mais d’avoir si peu dit à propos des Alakalufs
et des Yaghans assassinés. Mais peut-être ne t’ai-je pas assez lu ?
Il n’empêche,
Pablo : Ce monument « Aux Peuples Indigènes », visage brisé
arraché au rocher, séparé des symboles de sa race … J’aurais aimé que toi, avec
les formidables matériaux de ta voix, tu dressasses semblable monument … Pas
pour te disculper : Les pauvres types que la misère et le destin jetaient
sur ces terres, venant d’Espagne, n’ont rien à se faire pardonner : Ils
ont vécu - Mais il te revenait sans doute de dire que le train roulant vers
Temuco écrasait des hommes – Et ton père n’y est pour rien, bien sûr !
Le dernier mot
du visiteur, qui n’est passé que rapidement, si rapidement ! - Dans ton
bureau et dans ta chambre, Tous ces objets rassemblés – J’allais écrire
entassés – Toutes ces maisons construites … Car tu en as une troisième, je le
sais, à Valparaiso. Toutes ces maisons achetées et modifiées, toutes ces
pierres et tous ces symboles, toute ces couleurs – Et je me souviens du bleu
des lapis-lazuli - C’était bien,
tout cela, pour lutter contre l’impermanence – C’était bien pour lutter contre
la mort, n’est-ce pas ? – Tentative vaine ! … Et la girouette, à
« Isla Negra », la girouette qui a la forme d’un poisson, la
girouette chante l’impermanence !
*
VALPARAISO
Ruée vers la Californie
Hardi les gars
Vire au guindeau !
Tafia à pleins barils
Accordéon
Des filles et des chansons
Funiculaires bringuebalants
Maisons de bois dans le faubourg
Souvent de guingois
Au long des trottoirs s’étalent
De misérables brocantes
Des fruits et du poisson
Mais la ville en gradins
N’est que fantôme
Aux façades les corniches sont cariées
Dans le port trois ou quatre navires
d’acier
Là où mouillaient l’Ambassador
Et le Cuty Sark son frère jumeau
Dans les bars à tango
Souvenez-vous des matelots
Accordéon
Des filles et des chansons
*
VOLCANS
Tout va bien
Nous avons quitté Santiago depuis près
d’une heure
Les réacteurs chuintent régulièrement
Ma voisine dort
La cabine est emplie d’une lumière douce
Pas un cahot
Nous survolons la Cordillère des Andes
Cachée sous une mer de nuages
Ininterrompue
D’un blanc luminescent
Nous allons vers Puerto Montt
Trouée
Montagnes enneigées
Vallées
Longs torrents étroits
Rectilignes
Glaciers
Pas une vie
À nouveau les nuages
Seuls émergent les sommets de trois
volcans
Incongrus
Trois cônes parfaits
D’où s’élèvent de légères fumées
Le plus éloigné doit être celui du
volcan Osorno
Araucanie !
L’appareil plonge vers le terrain
d’atterrissage
L’Océan
Chiloé
*
“Mon
cœur est un cerf-volant . Quand vous êtes venue, il s’est envolé.”
C’est la vie !
La jeune
femme qui me servait de guide était charmante. Ayant vécu à Paris, elle parlait
un excellent Français... Un sourire !
« Mon
cœur est un cerf-volant.
Ah !
Coupez donc cette ficelle qui le retient !” Bondira-t-il ?
- Il va
retomber ! »
La maison de Pablo Neruda, à Santiago,
s’appelle “La Chascona”. J’ai appris aujourd’hui que cela signifie
“l’ébouriffée” ... Mathilde, l’ébouriffée.
Aujourd’hui,
je suis allé à Isla Negra, qui n’est pas une île et qui n’a rien de noir, ni même de
sombre. “Isla Negra”,
c’est un mot, juste un mot. Je dois dire tout de suite que je suis heureux de
cette visite. J’aurais conservé pour le restant de mes jours le regret de ne
pas être allé là-bas ! Ah ! lisez donc le Mémorial de l’Île Noire !
La Nuit à l’Île Noire
« Une très vieille nuit et un
sel en désordre
cognent contre les murs de ma maison
:
l’ombre est seule et le ciel
est maintenant un battement de
l’océan,
ciel et ombre
éclatent avec un fracas de combat
démesuré :
toute la nuit ils luttent ... »
(Pablo
Neruda)
Cent
vingt kilomètres de Santiago. Vous quittez la ville, vous traversez la
« plaine de Toulouse », sèche. Vous traversez les plateaux du
« Lauraguais » ( à vrai dire, il y a moins de cailloux, mais c’est
tout aussi désert ! ).
Collines de la cordillère littorale, usées, arrondies, sèches. Vous approchez
de l’océan ... Et vous pouvez imaginer que vous êtes quelque part dans les
Alpilles. Vous débouchez enfin sur un paysage des Landes, très abîmé comme il y
en a chez nous : clôtures de guingois, baraques de marchands de frites, vides à
cette saison, terrains de camping désolants, panneaux publicitaires immenses (
Ah ! Coca Cola ! ).
Tout cela attend le peuplement par les vacanciers. Il y a là toutes les formes
de mauvais goût que l’on peut trouver chez nous.
Terres
pelées, sèches. Une plage ... De sable noir (Vous voyez bien, qu’il y a quelque
chose de noir !),
autour de laquelle sont bâties des maisons de bois qui auraient besoin d’être
repeintes. Bougainvillées, jacarandas en fleurs, bleus. Géraniums, ficus ...
Face à
la maison de Pablo Neruda, des hurluberlus (des “artistes contemporains” ,
aurait dit quelqu’un de bien connu chez nous !), des hurluberlus ont badigeonné je ne
sais quoi sur les rochers, dans la mer, à grands jets de bombes à peinture. Un
“buste” du poète, informe, a été cimenté sur un rocher. Comment a-t-on pu
laisser là cette horreur ?
Mais
aujourd’hui, j’ai décidé d’être heureux : Plus de critiques donc ! Parlons de
la maison de Pablo Neruda. C’est pour elle que je suis venu ... Enfin, pour lui
! Elle a été bâtie par morceaux, successifs et disparates, juxtaposés, un peu
comme la “Chascona”,
l’autre maison, de Santiago. On est en train de lui ajouter une extension pour
y loger la collection de coquillages, qui n’a pas trouvé sa place encore.
-”Mais cette extension avait été prévue
par Neruda.”
Savez-vous que la plupart de ces
coquillages ont été achetés aux “puces” de Clignancourt !
La visite se déroule au galop. Peu de
temps pour s’imprégner de quoi que ce soit. Peu de temps pour rêver. Vous
pourriez croire que, si l’on vous bouscule, c’est parce que la visite d’un
Ministre, à tout le moins, est annoncée . Mais non! Il paraît que c’est
toujours ainsi. J’ai bien essayé de protester, de traîner un peu, mais on m’a
regardé soupçonneusement.
On
pourrait fort bien se représenter une maison de Saint-Trojan-les Bains (Oléron,
Charente Maritime )
Plafonds de bois, en forme de carène de
bateau renversée. Accumulations ... Accumulations de figures de proue, de
maquettes de bateaux, de verres colorés, de bouteilles, d’instruments et
d’objets bizarres. Il y a une vaste pièce avec une vaste cheminée. Les murs de
cette pièce sont couverts de rocaille brute et de lapis-lazuli. Corne de narval
(la licorne de mer),
un cheval naturalisé, debout sur ses quatre jambes. Un vrai cheval, à robe
dorée. Les amis de Pablo ont offert les harnais et autres accessoires ... sans
se concerter, ce qui fait que le cheval a trois queues, dont une noire !
Étriers, selle, mors ...
_”Mais
comment entretenir une maison pareille pour que ne s’accumule pas la poussière
?
-” Je
pense que, tout simplement, Neruda n’était pas obnubilé par la poussière“
Vue
superbe. ( Attention, Michel, tu fais dans les superlatifs ! ) Vue superbe sur l’Océan Pacifique.
Rouleaux puissants, odeurs de varechs. Pablo et Matilde reposent dans le jardin
: Mort à la “Chascona”, le poète aura attendu pendant vingt ans le transfert de
ses cendres à Isla Negra ...
Je suis
heureux d’être venu là. Mais le poisson-girouette qui sert d’emblème, tournant
à l’intérieur de l’astrolabe, sur le toit de la maison, conserve-t-il le
symbole de l’Esprit ?
Il faut
craindre qu’une fois de plus, un crime ne soit en train de se commettre ici.
Crime de “marchands de frites” ! Malgré tout, de ma visite, me voici revenu un
peu plus riche, un peu plus capable de comprendre.
Pour le
retour, nous avons pris une autre route. La “plaine de Toulouse” était un peu plus verte cette fois,
avec quelques vignes, quelques champs de maïs. Il n’en reste pas moins que ces
vastes étendues sont vides ou brûlées. Les terres appartiennent à de gros
propriétaires, elles ne sont pas cultivées parce que les salaires des ouvriers
agricoles sont bas, très bas. On se presse dans les faubourgs de Santiago, et
la campagne est vide !
Route de
l’aéroport. Des kilomètres et des kilomètres de terrains de foot, déserts à
cette heure, et pelés, décapés, terre rouge.
Combien
de terrains de foot ?
Le
chauffeur du taxi qui m’emmène, et qui baragouine un peu l’Anglais, connaît le
nom de Michel Platini.
Gare
centrale : Architecture métallique du début du vingtième siècle, importée directement
de France. Sur les bas-côté, fleurs bleues des chicorées sauvages.
Et, tout
à coup la merveille de la floraison d’un jacaranda !
*
TOULON
Liesse à
Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête,
sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de la rue. Drapeaux,
lampions, musiques et chansons ; J’avais treize ans.
Peu
après, nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en partance.
Il s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais sans
doute était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de
rapatriés sanitaires.
Nous
avons débarqué à Toulon : ferrailles tordues de la flotte sabordée, ferrailles
noires, acérées et sinistres, émergeant des flots ... C’était donc cela, la
guerre ! Longues files d’hommes habillés de drap vert-de-gris, à calots ou
bizarre casquette. On lisait les lettres P.G. dans leur dos, (prisonnier de
guerre). Longues files
d’hommes humiliés : Les “Fritz”, montant les passerelles, les redescendant avec des colis sur le
dos, fourmis ... hommes de bât !
... Le
train : Wagons sales et puants. Le train se détourne ou s’arrête, à chaque
pont détruit ... C’est donc cela aussi, la guerre ! On nous oublie sur une voie
de garage, cela arrivera plusieurs fois. Des jeunes femmes de la Croix Rouge
nous découvraient, nous demandaient d’où on venait et où on allait. Elles nous
apportaient du lait et du pain. Il nous fallut sept jours et sept nuits pour
arriver à Bordeaux où notre père nous attendait. Nos cheveux étaient pleins de
poux et nos mains avaient la gale. Nous sentions le rance et l’ordure.
Fossés
anti-chars aux portes de la Rochelle, champs de mines dans les dunes d’Oléron,
dans les bosquets de Port-des-Barques et ceux de Fouras. Je collectionnais les
petits drapeaux en fer qui avaient servi à signaler les mines.
Canons
tordus ... Tombes fraîches dans le sable, à Boyardville et à
Saint-Trojan-les-Bains : Un piquet de bois surmonté d’un casque d’acier. À
Rochefort, il y avait des affiches sur les portes de certaines maisons,
proclamant des cas “d’Indignité Nationale” et de “Suppression des droits civiques”. On racontait des histoires de femmes
tondues. On parlait des ruines de Royan “libéré”. On racontait des histoires de “Résistants
de la dernière heure “.
Des
prisonniers de guerre allemands ou autrichiens, que l’on appelait tous des “Boches”, n’est-ce pas ? coupaient du bois de
chauffage à la campagne au bénéfice des familles d’officiers français, d’autres
recousaient nos galoches et nos chaussures, d’autres encore, interminablement,
portaient des charges sur leur dos. Un chirurgien de Constance faisait office
de maître d’hôtel au carré des officiers. Il semblait qu’ils étaient tous là
pour toujours ...
Nos
parents faisaient du savon dans la cour de la maison, mêlant la soude et le
suif. La lessiveuse bouillait. On mettait des œufs en conserve, dans une gelée
de silicate à l’intérieur de la cuve en verre d’une batterie de sous-marin.
De
longues expéditions en Vendée arrivaient des légumes, du beurre, des joues et
des queues de bœufs, des mamelles de vaches parfois, dont notre mère faisait
des ragoûts.
-”Sur
la route de la Rochelle. Trois enfants ont sauté en jouant avec des explosifs.”
Mon
adolescence fut l’occasion de voir fleurir sur les murs des slogans
d’ingratitude : “U.S. Go Home !” On distingue encore quelques-uns de ces graffitis, sur certains
murs de la Rochelle. Je ne tardai pas à coller des affiches pour le compte de
l’association « Paix et Liberté », ce qui me conduisit parfois au poste de
police. Le Député, sur un coup de téléphone, nous en sortait vite, mais on nous
confisquait nos pots de colle et nos pinceaux ! Le même député nous fournissait
en bons d’essence pour nos ballades.
On
apprenait de temps à autre quelque incarcération, pour marché noir la plupart
du temps.
Mon ami
Olivier travaillait à la S.N.C.F. Il était comptable à la gare de Rochefort.
-”Ne t’inquiète pas, le soir du Grand
Soir, ils me trouveront.”
Il avait
de sérieux titres de résistance. Il connaissait, disait-il, toutes les caches
d’armes de la région. Dans les tiroirs de sa commode, il y avait un
fusil-mitrailleur et quelques mitraillettes. Je croisais parfois dans son
couloir une femme qu’il ne devait pas mettre ailleurs que dans son lit : Odeur
de clandestinité là encore ! Il était mon ami. Je tairai son véritable nom.
J’appris un jour qu’il avait puisé dans la caisse de la S.N.C.F. pour acheter
un ou deux camions qu’il louait à des entreprises locales et un chalutier dans
le port de La Rochelle ! C’est le chalutier qui le fit prendre je crois. On le
jeta en prison. Il mourut peu après, d’un cancer … La Nature fait parfois bien
les choses. Un, parmi tant d’autres, qui ne s’était jamais remis de sa guerre
... Je ne renie pas cette amitié.
Voilà ce
que fut la guerre pour moi, ballotté, tâtonnant, le cœur en bandoulière. Il me
fallut ensuite apprendre le reste, beaucoup plus tard, à l’issue de cinq ou six
années obscures dans des internats hostiles où me conduisirent les affectations
paternelles.
*
ROCHEFORT-SUR-MER
C'est un beau bâtiment, qui se veut néoclassique en quelque sorte. Il se
trouve près de la place "Pique-Mouche", ainsi appelée parce
qu'autrefois, c'était là, tout autour, que se trouvaient les remises à chevaux
de la ville. À l'heure actuelle, il abrite un théâtre, mais au fronton, figure
l'inscription :
" SOIS PROPRE " --- Caton.
De mon temps, comme disent toutes les personnes de mon âge, ce
bâtiment abritait les bains douches. Tous les dimanches matin, nous allions là
pour nous laver. Notre mère nous remettait à chacun une serviette et un morceau
de savon, un peu de monnaie pour payer l'accès en ce paradis.
On traversait le terrain des "fortifications" et, dès
que l'on atteignait les premiers platanes du square, on entendait monter,
confuse mais éclatante, la clameur des bains douches. C'était au milieu de
cette clameur amplifiée que l'on passait la porte. La responsable avait là son
poste, dès l'entrée du hall. On la distinguait encore assez bien, malgré les
volutes de buée qui s'enroulaient et se déroulaient. Ici, on pouvait encore
distinguer des formes, et même quelques couleurs. L'employée était moins
qu'avenante. On payait, elle donnait un ticket, arraché d'un carnet à souches.
On passait alors la deuxième porte. Là, on ne voyait plus rien : Le brouillard
était plus épais que dans les marais écossais, en automne au bord du Loch Ness !
En se baissant un peu on réussissait à apercevoir les portes des cabines. Il
fallait en trouver une qui soit vacante. Je ne sais trop où se trouvaient les
chaudières, mais on les entendait ronfler. On entendait siffler la tuyauterie.
On entendait gicler les pommes de douches. On entendait surtout les chants et
les sifflements des gens qui étaient en train de se laver ... On ne les verrait
pas, chacun arrivant dans le brouillard, s'enfermant dans sa cabine, repartant
dans le même brouillard.
Comment dire ? _
Aller aux bains douches, c'était s'enfoncer dans une fête barbare : Des
voix de stentors hurlaient des airs d'opéras ... Airs différents les uns des
autres ! D'aucuns chantaient la Marseillaise, d'autres l'Internationale,
certains parvenaient, au milieu de tout cela, à faire entendre une romance de
Tino Rossi. Il y avait parfois des hurlements sauvages d'Indiens des Montagnes
Rocheuses, modulés, prolongés. Il y avait aussi des yodles tyroliens, que
sais-je encore ! Des portes claquaient. La responsable criait et tambourinait
des deux poings sur les portes :
_ " C'est fini ! C'est l'heure ! Il y en a qui attendent
leur tour ! "
Protestations de ceux qui affirmaient qu'ils venaient juste
d'entrer ... On avait droit à dix minutes. En fait, si l'on restait sourd aux
vociférations et aux tambourinements, on parvenait à faire durer le temps, un
peu ...
Une fois refermée la porte de la cabine, le verrou tiré, on
était chez soi. Dans le brouillard toujours, mais on était chez soi. On pouvait
se déshabiller, accrocher aux patères les vêtements et la serviette, ouvrir les
deux robinets l'un après l'autre, en se tenant de biais pour ne pas recevoir
les premiers jets, ou bien trop chauds ou bien glacés. L'eau coulait, en
véritable cataracte. On hurlait quand la savonnette nous glissait des mains. On
frottait, frottait. On chantait la Marseillaise, comme les autres ... Et l’on
faisait, avec délices et ardeur, mousser le savon. Dans nos pays, le sauna est
une introduction moderne. Les nuages de vapeur qui envahissaient nos douches
devaient bien avoir sur nos corps et nos esprits les mêmes effets toniques que
ceux d'un sauna. En tout cas, sortant de là, on avait vraiment l'impression de
faire partie d'un peuple et d'avoir communié avec ceux qui le composaient :
L'établissement des bains douches comme temple d'une république ... La
République de Caton !
_ " Allez, c'est fini ! Il y en a d'autres qui attendent !
Il faut sortir »!
*
USHUAÏA
Au petit matin, Ushuaïa, la
magique : L’Argentine.
Énormes bateaux japonais, curieusement immatriculés en Argentine,
curieux petits insectes noirs, agressifs, de la marine nationale … Un grand
bateau blanc, russe, s’apprête à partir pour une base scientifique du continent
polaire. Soleil sur la ville et soleil sur les pics enneigés qui forment chaîne
en arrière-plan : Splendide ! (Encore cet adjectif ! … Je
n’ai rien trouvé d’autre.)
Monsieur le Consul Général de France à Rio de Janeiro, qui voyage avec
moi, accompagné de Madame, a des soucis : Ils n’ont pas prévu de demander
aux Chiliens un visa multiple, or nous changeons bien de pays. Le Consul de
France à Ushuaïa arrangera les choses …
Excursion dans le parc national de la Terre de Feu : Tape-cul dans
un bus sur une route non goudronnée. Sur des kilomètres, des collines
déboisées. Les arbres, nombreux, ont été coupés de telle façon qu’il reste les
tronçons, dressés vers le ciel comme autant de dents cariées :
Désolant ! … C’est, paraît-il, le résultat des travaux forcés imposés aux
pensionnaires du bagne qui a longtemps fonctionné là. Traversée d’une forêt
encore debout. Arrivée dans un cirque montagneux : Lacs, beaucoup d’herbe,
quantité d’oies sauvages : Femelles brunes, mâles plus grands, au poitrail
et au cou blancs. Quand elles s’envolent, leurs ailes sont barrées de blanc,
mais on parvient difficilement à les faire s’envoler, tant elles sont
confiantes. On peut les approcher à moins de dix mètres, par troupeaux.
Un autre animal, surprenant ici : Un lapin ! – Il consent à
peine à se déplacer. C’est bien le lapin, le lapin d’Europe, le lapin de garenne
de chez nous ! Il a été introduit ici et il a proliféré. Les Argentins ont
essayé en vain de s’en débarrasser. Même la myxomatose n’y est point
parvenue !
Nous n’avons pas aperçu le condor des Andes. Il fréquente pourtant ce
cirque enneigé, paraît-il. Nous ne verrons pas non plus le castor, qui ne sort
que la nuit. Mais les dégâts qu’il commet sont incroyablement visibles :
Entailles dans les troncs, biseautés comme avec une hache. Ces rongeurs
bâtissent des barrages de branches et de terre qui font monter les eaux :
Toute la forêt, inondée, meurt sur place. Sur fond de ciel, grands bras blancs,
désolés.
Ushuaïa est en pleine expansion : On construit partout et
d’immenses terrains sont réservés à l’agrandissement de la ville. Il y a là un
peu plus de trente mille habitants. Demain, combien y en aura-t-il ? …
Est-ce le port, qui est la cause de ce développement ? – Il se pourrait
bien que l’intérêt international pour l’Antarctique y soit pour quelque chose …
La pêche aussi : Pèche au « crabe royal », poisson … Mais les
navires-usines japonais ne pèchent-ils que le poisson ?
Maisons de bois, maisons de béton … Une importante base navale d’où
partirent les navires impliqués dans la guerre des Malouines, contre l’Angleterre
de la Reine Élizabeth. Monument
commémoratif, bien sûr !
À Ushuaïa, évidemment, vitrines de Noël. Trottoirs en escaliers. Du bout
de la rue la plus haute, on domine la rade : Les bateaux japonais …
Pécheurs de poisson, ou tueurs de baleines ? … Plan incliné à l’arrière,
palans … Pour tracter un filet ou pour tracter les cétacés ? Sur le quai,
pancartes : « Ne pas consommer les coquillages » … Ils sont
infestés par une algue brune, toxique. Leur ingestion peut causer la mort en
quelques minutes, un couple de Français en a fait récemment la triste expérience.
-
« Vous voyez, à flanc
de montagne, ces voies déboisées, toutes droites : Ce sont des pistes de
ski. Elles servent en hiver ! »
Ah ! J’allais oublier : J’allais oublier les milliers de
fleurs formant guirlandes, formant prairies … Fleurs de printemps austral …
Pieds d’alouette et fleurs de mufliers …
« Fin del Mundo ! » proclame orgueilleusement un panneau
placé sur les quais … Ushuaïa, cité la plus australe du monde ? –
Vraiment ? – Et Puerto Williams, alors ? – Et Puerto Toro ?
- Ah, oui ! Ces deux villes … Mais elles sont chiliennes, pas
argentines … Et puis, est-ce que ce sont vraiment des villes ? …
Nationalisme, quand tu nous tiens !
*
VICTORIA DES
SEYCHELLES
Des
horizontales d'ombre et de lumière sous le tamis d'une haute ramure ... Roches
allongées, de granit gris, rose ou noir.
Cinq heures, sur la terrasse
du " Sunset ". Bandes vertes et bleues d'intensité variable, sur la
mer ... Plage blanche au fond de l'étroite crique. Des ors et des argents ...
et le calme. Tables rondes, nappes aux couleurs de pastel, porcelaine anglaise
... Un bon livre.
Tout à coup, du haut de
l'arbre, un oiseau laisse tomber une fiente sur ma page.
_ " N'en veuillez pas à
cet oiseau ... Pardonnez-lui."
_ L'homme qui s'adresse à
moi est assis à la table voisine. Il est très grand, athlétique, de peau très
sombre. Il parle en Anglais : Est-il Américain, Kenyan ?
_ Il est Seychellois :
_ " Connaissez-vous un
endroit aussi calme et aussi beau ? "
_ Lorsque je lui dis que je
suis Français, il rit et, avec aisance, change de langue :
_ " De quelle région de
France venez-vous ? "
Je me présente. Lui, il est
secrétaire principal du Ministre de l'Environnement. Nos cousins Québecquois
diraient qu'il est "Sous-Ministre ". Il sirote un verre de vin blanc
australien. Il me demande ce que je lis. Je lui montre mon livre.
_ " Je ne peux pas lire
le titre : J'ai mal à l'oeil ... " C'est vrai: Il a un oeil au beurre noir
... Mais, un oeil au beurre noir dans un visage noir ! _ Belle tuméfaction pourtant, quand on y
regarde de près !
_ " Dès
que j'ai un peu de temps, je m'échappe et je viens ici. Tout à l'heure, j'avais
mal à la tête, alors j'ai laissé ma femme à la maison et je suis venu là.
Connaissez-vous, en France, un endroit plus beau et plus calme ? "
_ Nous rions.
_ "
C'est çà, les Seychelles : Un petit pays calme. Nous ne demandons qu'à
conserver ce calme et cette beauté. Il faut le dire partout, à tout le monde.
Nous n'avons rien à voir avec la Guerre du Golf, avec l'Irak et les Etats-unis.
Nous ne voulons que la paix. Pourquoi faudrait-il souffrir pour Hussein ou pour
Bush ? Pourtant, le prix du pétrole va augmenter.
... Et c'est
nous qui paierons la facture ! Nous allons souffrir ! Il faut que les pays
occidentaux nous aident : Il faut qu'ils nous donnent de l'argent ... "
_ Le ton
demeure jovial et chaleureux.
_ "
Dites-moi, dans la région de Bordeaux, vous avez des endroits aussi calmes ?
"
_ Je ne
saurai sans doute jamais l'origine de cette tuméfaction de l'oeil, mais la
conversation se poursuit ...
_ " Vous
étiez aux Seychelles quand le Président Mitterrand est venu? " -Éclat de
rire :
_ " Il y
avait des gardes du corps partout. Vraiment, on dirait qu'il avait peur de
mourir dans nos montagnes ! Quand il est allé dans la "Vallée de Mai
", à Praslin, il y avait même un hélicoptère ! … Deux malheureux touristes
cheminaient sur une crête, ignorant ce qui se passait ... Ils ont été menacés
avec des armes automatiques !
_ " Descendez, ou l'on
tire ! " ...
_ " Vous vous rendez
compte ! "
Ayant vidé son verre, mon
interlocuteur continue, sur le même ton :
_ " Le Président
François Miterrand et son Ministre des Affaires étrangères ... Et toute sa
suite ! ... J'étais là quand il a discuté avec le Président France Albert René
... Mais à l'île Maurice, Miterrand a distribué des sous ... Aux Comores aussi
...
( C'était sans doute à
cause de Bob Denard ... )
... À Madagascar, il a tout simplement effacé la dette à l'égard de la France
... Allez, zou ! ... Plus rien à payer ! ... Aux Seychelles : Rien du tout ...
"
_ Un moment de silence ...
_ " Vous êtes le
conseiller du Directeur de l'Institut Pédagogique National ? _ Il y en a
partout, des Français ! Moi aussi, j'ai un conseiller français ... Un homme
remarquable, d'ailleurs ... Je connais bien votre Ambassadeur... Il joue à la
pétanque ! "
_ Rires ... Geste du bras,
comme lorsqu'on pointe vers le cochonnet ... Le doigt , ensuite, suit une boule
imaginaire qui roulerait ...
_ " Il veut que nous
parlions Français : Tous les dossiers que je lui transmets, il veut qu'ils
soient écrits en Français. Il faudrait quand même songer que notre éducation est
britannique. Faut-il que je reprenne ma grammaire française et que je révise la
conjugaison du verbe être ? "
_ Encore une tirade
concernant Mitterrand et la remise de la dette de Madagascar : Il ne digère pas
!
_ " Et rien pour les
Seychelles ! "
_ " Et les Français
voudraient que nous parlions leur langue, qu'on l'entende à la radio et à la
télévision ! " _ L'homme déplie ses longues jambes, se lève, me serre la
main.
_ " Il faudra que je
vous invite à dîner à la maison, avec mon conseiller ... "
Peut-être saurai-je tout de
même un jour ... Pourquoi le Secrétaire-Général-à l'Environnement ... avait, le
soir du samedi, 13 octobre 1990 ... Un oeil au beurre noir ?
Mais vous, Monsieur
l’ambassadeur de France ne vouliez-vous pas connaître les échos de la visite du
Président Mitterrand ?
*
VENISE
LA SÉRÉNISSIME
Venise ...
Oui, Venise ...
Venise quand même !
En dépit des escadrons de touristes
dociles
Parlant chinois ou japonais
Parlant russe ou bien allemand
Et les guides élèvent de petits drapeaux
Des ombrelles ou des mouchoirs
Suivez-moi à mon panache blanc !
Venise quand même
Bien que les zombies se serrent dans le
vaporetto
Tout comme à Paris dans le métro du soir
Venise quand même
Malgré les foules qui se pressent sur la
place Saint Marc
Photo !
Il y a toujours des pigeons et quelqu’un
pour les nourrir
Sous les ponts les gondoliers sont
crânes et gais
Même si la promenade est hors de prix
Venise quand même
Bien que dans chaque ruelle
On vende à la sauvette des articles
contrefaits
Venise quand même
Et toutes ses boutiques de luxe
Tous ses pas de portes de perles et de
verroteries
Venise quand même
Ses restaurants attrape gogos
Ses moustiques et ses odeurs de moisi
Venise !
Oui, Venise, ses palais, ses chapelles
Ses églises
Et ses cathédrales
Ses campaniles, ses dômes
Ses canaux et ses venelles
Venise, ses façades de marbre
Venise et ses toits de tuiles
Ses paquebots au coeur de la ville
Oui, Venise
Du haut de la tour San Giorgio
La lagune et ses îles
Ses ponts et ses quais
Sa lumière
Venise à nulle autre semblable
Venise présente et Venise historique
Venise des images, des sculptures et des
noms
Titien, Véronèse, Tintoret, Bellini et
les autres
Oui, Venise ...
Venise de Chateaubriand et de Byron
Thomas Mann, Proust et Musset
Venise des doges et des ambassades
d’orient
Venise et le Bucentaure
La chimère du lion ailé
Venise des soieries somptueuses et des
bannières
Des festivals et des carnavals
Mais Venise morte quand tombe le soir
Ville vide
Dont les rues s’emplissent trop vite le
matin
Et les guides élèvent bien haut de
petits drapeaux
Des ombrelles ou des mouchoirs
Suivez-moi à mon panache blanc !
*
PAPEETE
Le nom, d’abord … Et
tous les rêves qui l’emplissent : Parfums de cocotiers, de tiaré, de
mangues et d’ananas. Couleurs : Paul Gauguin et les autres. Montagnes
vertes, plages blanches ou noires, ciel tout bleu. Le lagon d’émeraude, l’océan
bleu de roi … Paréos, vahinés alanguies, fleur de frangipanier à l’oreille,
orchidées et couronnes de fougères…
Pirogues et
chansons …
Le nom : Le panier, l’eau … Le panier dans
l’eau ? Quoi qu’il en soit, ce nom fait rêver !
J’ai vu
arriver Bernard Moitessier dans le port de Papeete, sur son voilier dénommé
Joshua, voilier rouge qui venait de l’autre bout du monde. Moitessier : Un
dieu ivre d’espace et de soleil !
J’ai vu les
traces d’Alain Gerbault et croisé celles de Gauguin … J’ai vu des hommes qui
étaient venus là pour mordre dans le fruit de l’arbre à pain. Les chemins
étaient bordés de goyaviers et de buissons d’hibiscus. Les rivières claires
couraient dans les vallées ; Des chevrettes roses sautaient sous les
galets. Sous les cascades, les
jeunes filles tordaient leur tresse dans les éclats de rire.
J’ai vu …
Les maisons
de bois ont laissé la place aux immeubles de béton. Le palais de la reine a
disparu. De grands magasins ont été construits. Les bureaux se sont multipliés.
Des quais ont été élevés. Les îlots ont été rattachés à la grande terre :
De grands cargos, de grands paquebots y accostent. Des grues ont été
installées.
Les bonitiers sont toujours là, hérissés de cannes en bambou. Ils sont
maintenant bien abrités de la houle. Devant la plage, juste en face de la passe
à travers le récif, les voiliers sont toujours secoués par les vagues. Des
pirogues sont alignées, prêtes pour la mise à l’eau : Nombre de pirogues
prêtes à la course, coques de matière plastique … La grande course de pirogues,
« Hawahiki Nui », de Papeete jusqu’à Bora Bora, c’est splendide !
Les climatiseurs ronronnent, mais on ne les entend guère : Comment
voudriez-vous entendre autre chose que les voitures ? – Les voitures ?
– Plutôt que des voitures, parlons de ce train qui enroule et déroule ses
anneaux, dès cinq heures du matin : « trucks », bus, camions,
voitures en tous genres, mais surtout énormes voitures tous terrains. Cela sort
d’on ne sait où … C’est un seul corps, un seul long et horrible serpent. Cela
avance parfois, d’un seul bloc, d’un seul élan, et puis cela se bloque, on ne
sait pourquoi, en attendant de repartir, tout à la fois. C’est bruyant, cela
sent mauvais. L’air même s’en opacifie. Et c’est comme ça tout autour de l’île
… On peut le dire sans presque exagérer ! – Un serpent – Une pieuvre
allongeant et rétractant ses tentacules !
Mais les vahinés ? – Les vahinés ? … Elles sont devenues
caissières de supermarchés ! On peut aussi les voir, le soir, quand elles
dansent dans les hôtels de tourisme …
Le tourisme, Monsieur … Le tourisme ! – Grands yachts de grand,
très grand luxe, avec, chacun, plate-forme pour hélicoptère ! Limousine de
six mètres de long … Et des garçons en descendent pour prendre le linge sale et
embarquer le linge propre. Casino ! - Une belle a perdu sa boucle d’oreilles
de diamant en descendant l’escalier… Perles de culture, perles noires, perles
grises, perles « aile de mouche », perles dans les vitrines, perles
vendues à la sauvette, cachées au creux d’un mouchoir. Perles qui ont roulé sur
le trottoir, quand la police est arrivée…
Les jeunes dieux qui se dressaient sur le récif pour lancer le
harpon ? … Ils sont au collège ou au lycée, et leurs parents sont devenus
fonctionnaires : Ils jouent au loto, cultivent du «pakalolo». Ils boivent
de la bière et ils fricotent dans les systèmes électoraux.
Les îles Tuamotu, les îles Marquises, les îles sous le vent, les îles
Australes … Ah ! oui, allez-y vite : Le chancre est entrain de les
toucher, mais il en reste quelques unes dans lesquelles on peut avoir envie de
jouer les Robinsons.
Des atolls, il y en a qui sont tout
petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a laissé tomber une alliance sur
l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel des Gambier, est un anneau
parfait. Son lagon est versicolore.
De temps à autre la goélette
mouille son ancre près de chaque atoll pour embarquer la récolte de coprah. Si
l’océan est trop profond pour qu’on puisse y mouiller une ancre, le bateau fait
des ronds dans l’eau pendant que les chaloupes font le va et vient. Mais sur
ces petits atolls, il n’y a pas de résidents permanents. On n’y vient que pour
la récolte.
L’atoll dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité
toute l’année et ceci depuis longtemps : Il y a eu deux familles,
installées ici depuis des lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité
sud de l’atoll, l’autre à l’extrémité Nord. Je ne connais pas l’histoire de ces
deux familles, toujours est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au
sud, qu’une vieille dame, seule, bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un
vieillard, bien vieux.
Il faudrait connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés
: Ils ne se parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ...
Et ce n’est pas facile sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!
Bien entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les
îles ... Il y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion
Étrangère ont construit, il y a longtemps ... Du temps où les deux familles
n’hésitaient pas à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui
ruissellent sur son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont
rouillé et puis le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où le vent d’un
cyclone a soufflé.
Le vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas
faire autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la
vieille, on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île. Un grand
diable de chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé. Il n’a pas été
mangé parce qu’il rend des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène
le chien. Il fréquente indifféremment l’un et l’autre des habitants et ,
semble-t-il, il n’a rien à faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va
à la citerne ...
Si “l’autre”y est déjà, le chien se met
à japper. On sait alors que ce n’est pas le moment d’y aller !
Quant à sa nourriture ... Lorsqu’il
ne pêche pas assez de poissons sur le récif, ( car les chiens savent
pêcher!) il fait le
chemin entre le nord et le sud … Le chemin qui est sa trace et n’est rien
d’autre que sa trace : C’est lui qui assure la seule liaison entre la
vieille et le vieux ! Et cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez
pas le nom de ce petit atoll, je l’ai oublié. Je le regrette.
Les deux
vieillards sont-ils toujours là ? Et le chien ?
*
MADRID
Nous sommes tous Madrilènes
Et me voici
Devant la gare d’Atocha
Flaques brunes
Sang séché
Non pas de taureaux bravos
Mais de tendres chevreaux
De lourds engins brassent des décombres
Madrid mutilée encore
Écorchée
Déchirée
Écartelée
Ô Madrid !
Les poignards
La mitraille
Les obus
Les grenades et les bombes
Mais les voitures s’engouffrent
Dans l’avenue vers la Puerta del Sol
Tout comme hier
Et avant-hier
Les trains courent encore
Un jeune homme boit son café
Les belles employées
Vont à leur travail
Pressées
Des pelles creusent des tranchées
Les maçons s’affairent
Aux échafaudages
Les jardiniers ratissent
Les allées du Prado
Ô Madrid !
J’ai rendez-vous avec Vélasquez
Et Francisco Goya
Je rendrai visite à Juan Gris
Et Picasso
Nous sommes tous Madrilènes
Ô Madrid !
Madrid qui ne dort pas
Chante la nuit
Le
jour travaille
*
TOKYO
Arrivée de nuit, aéroport de Narita. Brouhaha dans les couloirs, dans
les salles, devant les guichets … Il fait nuit. Taxi : Le G.P.S. permet au
chauffeur de repérer l’hôtel. Trente kilomètres de nuit, entrecoupée de
réverbères et de rares fenêtres d’usines ou entrepôts. Lumières clignotantes,
vertes, rouges, blanches et jaunes. Des rues, la bordure d’un trottoir,
l’hôtel, discret. Courbettes derrière le comptoir, sourires : Ils sont
trois, Deux jeunes hommes et une femme, blazers à boutons dorés. Courbettes
encore. Il faut remplir les fiches de police. Chambre petite … Toutes les
chambres et tous les appartements sont petits, à Tokyo : Manque de place.
Au sol : tatamis … Se déchausser … L’hôtel fournit, chaque jour, une
paire de mules en papier et une chemise de nuit : On peut en faire une
collection ! … Le personnel ne parle pas un mot d’une langue autre que la
sienne ! On essaiera de vous faire dire ce que vous voulez manger le
lendemain matin : Poisson frit ou poisson à la vapeur ?
Nous avons une
semaine à passer à Tokyo. Renonçons à d’autres excursions : Pas le temps
d’aller à Kyoto ou à Nara … Dommage, mais tant pis !
Plongée dans
Tokyo, immersion, nous suivrons les foules. Ne pas oublier de se munir d’un
plan : Tokyo, c’est grand ! Trente-deux millions d’habitants, cela dépasse
l’entendement ! … Le plan doit être renseigné en Japonais, et la situation
de l’hôtel repérée : Quand on est perdu, il suffit d’arrêter un taxi et de
lui montrer le plan, mais si ce dernier est renseigné en Anglais ou en Français
… Les Japonais ne parlent que le Japonais et ils ne lisent … Que les caractères
japonais !
Étrange : Dans les rues, je ne
me suis jamais senti envahi par les automobiles. Il y en avait, bien sûr, mais
pas de meutes comme à Bangkok, et pas de files de stationnement.
-« Vous avez
remarqué ? » – L’air est léger : Pour circuler en ville, tout
véhicule doit être équipé de deux moteurs, dont l’un assure la dépollution. En
un certain endroit, des rickshaws, comme au siècle dernier, promènent des
touristes : Les coureurs qui
les tirent sont vêtus de collants noirs et portent un chapeau conique …
Ce genre de chapeau que l’on connaît bien, en Europe, pour l’avoir vu toujours
figurer dans les estampes d’autrefois.
Des gratte-ciel, évidemment … Pourtant, je ne me suis jamais senti
écrasé par leur hauteur, considérable, ni par leur nombre, aussi considérable …
Du haut de la tour de l’hôtel de ville, on contemple un océan de
gratte-ciel : Jusqu’à l’étourdissement !
Je ne me suis même pas aperçu, au milieu de cette mer, que Tokyo est un
port ! Nous voulions voir le Fuji-Yama, (c’est ainsi que l’on se fait des
souvenirs, en les fondant sur nos rêves …). Pas de chance : Aujourd’hui,
il est caché par les nuages.
Déjeuner dans un restaurant typiquement japonais :Table basse,
petits bols d’une soupe verte … Sushis, bien entendu ! Il paraît que c’est
un des restaurants qui sert les meilleurs sushis … Baguettes de bois, jetables,
bols de riz … Les sushis ont beau être à la mode … À Paris et dans toutes les
villes d’Europe … Je ne courrai pas pour en manger : Ils ne sont pas
mauvais, mais deux ou trois repas de sushis à la suite les uns des autres …
Cela suffit : Trouver un restaurant où l’on sert du poulet : J’en ai
trouvé un.
Autoroutes, autostrades, viaducs de béton, virages et nœuds routiers …
Nous roulons à hauteur des dixièmes étages, puis nous survolons un parc planté
d’arbres millénaires et tourmentés. Sans bruit, presque en glissant :
C’est comme dans une bande dessinée !
Le palais impérial, ses forteresses et ses fossés … Un autre parc et ses
pins taillés en bonzaïs. Nous repartons à pied. Les jardins et les parcs vous
évitent l’oppression et vous n’avez jamais l’impression d’être perdu. La
plupart des gens se déplacent à pied : Beaucoup de piétons, et vous
remarquez déjà que les hommes vont ensemble, les femmes de leur côté. Les
hommes, ils sont vêtus de façon très classique : pantalon noir, chemise
blanche, veste croisée : Ils vont au bureau. Les femmes y vont aussi,
vêtues de façon très classique également. Ils sont pressés, toujours … Et ils
marchent à grands pas, sans flâner. Quand ils ne vont pas au bureau, les femmes
comme les hommes vont au temple : Il y en a partout, des tout petits et
des très grands … Aux carrefours des rues, sous des petits abris, dans les
jardins publics … Des constructions de bois, avec des toits multiples
superposés et cornus … On s’y
asperge le visage, on passe les mains dans les fumées d’encens d’un brasero, on
salue, le corps cassé en deux, avec des bâtonnets fumants, coincés entre les
deux mains jointes … Psalmodies … On achète des plaquettes de bois
peintes et on semble les utiliser comme on ferait avec des ex-voto. Il y a des
lampions partout, et même des barils : Une centaine de barriques de bois,
venant de France : Elles ont contenu du vin de très grands vignobles
bourguignons … Cadeau pour l’investiture d’un Empereur. De l’autre côté de
l’allée, on trouve des conteneurs d’alcool de riz, (pleins ou vides ?)
Les Japonais
sont disciplinés : on ne les voit jamais s’agiter, on ne les entend jamais
hurler. Ils sont courtois, d’une courtoisie qui aurait pu leur être enviée par un grand seigneur de la cour
du roi Louis XIV !
Je ne
le savais pas, mais, à Tokyo, les cyclistes ont parfaitement le droit de rouler
sur le trottoir … Que croyez vous qu’il arriva lorsque nous déambulions
lentement, sans nous en faire, du côté de l’Université, vers le parc de
Ueno ? … On se retourne, on jette un coup d’œil : Nous avions gêné
une bonne douzaine de cyclistes qui arrivaient derrière nous … Ils nous
avaient interpellés ? - Ils nous avaient critiqués, insultés
peut-être ? – Que non ! pas du tout : Ils avaient tous mis
pied à terre et nous suivaient, poussant leurs cycles au rythme de notre pas,
attendant une occasion de nous dépasser !
Justement, le parc de Ueno … Parlons-en.
Nous sommes au mois d’avril. On pourrait penser que tout Tokyo est dans
la rue …Et Tokyo, vous savez que cela signifie trente deux millions d’habitants !
Une marée humaine … Tous se pressant jusqu’à l’entrée du parc de Ueno. Je
sais que, dans ce parc, il y a un zoo, deux ou trois musées … Mais on m’a
prévenu : Dans ce parc, il y a beaucoup de cerisiers … Et ce sont ces
cerisiers qui attirent la foule : Depuis ce matin, ils sont fleuris !
La floraison des cerisiers, c’est une fête nationale : La fête du
printemps, la fête du renouveau. La météo, depuis plus d’une semaine, diffuse
les dates prévues pour la floraison des cerisiers, dans tout le pays.
Aujourd’hui, c’est à Tokyo ! Cette fête s’appelle « hanami ».
Depuis quelques jours déjà, des bâches bleues ont été étendues dans les allées,
délimitant des « domaines privés » … Privés, le temps de la fête.
Tous les cerisiers sont fleuris, effectivement et qu’est-ce qu’on fait ? –
Rien de spécial : Sur les bâches, on fait la fête, on mange, on boit … On
boit beaucoup ! Et cela va durer, va durer longtemps ! Mais sans
cris, sans manifestations outrancières me semble-t-il. « Hanami »,
c’est la vie qui recommence !
*
CITÉ DU VATICAN
J’ai vu des gardes suisses
Qui barraient une porte
Chacun si je me souviens bien
Tenait une hallebarde
Ils étaient vêtus de jaune
Jaune rayé de noir
Verticalement
Le béret sur l’oreille
Pas un sourcil ne bouge
Mais je n’ai pas vu
D’autres habitants
Des lieux
Place Saint Pierre
Un peu en désordre
La colonnade du Bernin
Les bras ouverts
L’obélisque égyptien
Les fontaines
Les statues sur les murs
Cent quarante statues de saints
Les escaliers
Troupeaux de touristes agglutinés
Par paquets de cent
Conférenciers
Paroles de graviers roulants
Ou paroles de savon
De miel
Ou bien babils
Mais la plupart du temps
Japonais
Anglais
Chinois
Polonais
Espagnols
Russes
Extraterrestres supposés
Triés
On écoute
Écoulements soudains et pressés
Par paquets
Inattendus
Suivez l’ombrelle rose
Vers les couloirs
Appareils photos
Oreillettes malaisées que l’on ajuste
L’air attentif
Et absent tout à la fois
Ailleurs
Les volets du Pape sont fermés
Il n’est pas ici en ce dimanche- là
Déversement dans la Sixtine
Quinze minutes
Silence
Immobiles
Serrés autant que dans le métro
Les yeux au plafond
Le doigt du Créateur
Passage dans la Basilique
Au trot
Le baldaquin
Ah ! J’ai vu La Piéta de Michel-Ange
Derrière sa vitre blindée
Les peintures
Les sulptures
Les tombeaux
Tiens, voilà Jean Vingt-Trois !
La chaire
La crypte
Les gisants
Tiens, voici Jean-Paul Deux !
Une religieuse grise à genoux sur le
granit
Prie
Le flot des touristes passe
Sortie du couloir
La place
Ses pavés
Éblouissement dans la lumière
Boutiques
Souvenirs
Babioles
Statuettes
Médailles
Chapelets
Posters
Livres d’images
Rendez-vous au coin de la rue
L’autobus vous attend
Statue de Saint Pierre
Statue de Saint Paul
Priez pour nous
Mais n’y a-t-il donc personne
ici ?
*
PORT-VILA
Mais où diable peuvent donc bien se trouver les
Hébrides, quand elles ne sont pas « Nouvelles » ? – Il s’agit
d’un chapelet d’îles situées au Nord Ouest de l’Écosse : Îles rudes !
Quand on sait que les premiers colonisateurs des
« Nouvelles-Hébrides » étaient des presbytériens écossais …
L’avion s’incline sur l’aile droite, descend,
s’engage dans l’axe de la baie. La baie de Port-Vila, l’une des plus belles
baies du monde ! La ville apparaît, petite, bâtie en éventail à flanc de
colline : Une avenue longe le littoral, une autre monte vers les sommets.
Maisons de bois, pour la plupart, toits de tôles, tout alentour, cocoteraies …
Mais qui a répandu dans toute la zone ces troncs déracinés, couchés ? – Il
semble, vu de haut, qu’un géant ait répandu des allumettes … Une maison a perdu
ses murs et son toit, plusieurs maisons peut-être. : Tout cela est le
résultat du passage d’un récent cyclone … Impressionnant !
Les maisons de commerce sont toutes le
long d’une avenue qui borde la baie.
Mais l’appareil poursuit son vol, décrit une
large courbe : Nous avons aperçu la piste, gazonnée, étroite, très courte
et qui n’est au demeurant qu’une modeste percée entre les arbres… Souhaitons
que le pilote ait la vue claire et la visée exacte ! Nous décrivons un
cercle, puis deux, puis trois : Il s’agit d’effrayer les vaches qui
broutaient là … Nous l’apprendrons plus tard.
Bien posé ! Félicitations à
l’équipage ! Deux ou trois rebonds, mais … Bah !
L’aéroport de Bauerfield est juste une petite
baraque de tôle, à peine plus grande qu’une guérite, de guingois … Quelques
voitures attendent à proximité, grosses voitures tous-terrains. On m’y attend.
Direction Port-Vila, tout à côté. Lorsqu’on découvre la ville, on découvre en
même temps l’océan.
C’est vrai, la baie est magnifique, vaste, bien
abritée, enserrée de forêts et de cocoteraies … Et les couleurs ! dans cet
écrin, un îlot, peu éloigné de la grande île : Sur cet îlot coupé du reste
de la ville, un bâtiment : La résidence Britannique … Ce ne pouvait être
que cela ! – La splendide Albion ! On y va en bateau : Nul ne
parle encore du tunnel sous la Manche !
Tout en haut de la colline, c’est là qu’il faut
chercher la résidence de France, bâtiments blancs en béton. De là, la vue est
superbe sur la baie ! Les maisons de commerce, pour la plupart logées dans
de vieux bâtiments en bois, sont alignées tout en bas, le long de la
côte : Ballande, Pentecoste, Burns-Phillip … Des magasins tenus par des
Chinois sont semés par ci-par là : Immeubles de bois encore, avec des
allures de Far West … On y vend de tout : Casseroles, riz, appareils
électro-ménagers, beurre, conserves de « corned-beef », petits pois,
tissus … Que sais-je encore ? On y stocke le coprah, séché et fumé, en
attente d’embarquement.
Il y a deux gros cargos dans la baie : L’un pour charger le coprah,
l’autre pour, aujourd’hui, charger des hommes et des femmes : On rapatrie
les Vietnamiens. Leurs parents et leurs grands parents étaient venus aux
Nouvelles-Hébrides pour travailler dans les cocoteraies – Leur rapatriement a
été interrompu par la guerre mondiale. Aujourd’hui, la France embarque les
hommes et les femmes, les vieux et les jeunes – Fermez les yeux, « On n’a
rien vu » Des commissaires politiques sont venus les chercher- Il n’est
pas question qu’ils y échappent. Nous avons rencontré une jeune institutrice
qui ne voulait pas « rentrer » au Vietnam … Elle s’est enfuie dans la
brousse peu après notre rencontre pour ne pas céder – Il m’a été dit qu’elle
avait réussi son coup : Elle n’est réapparue que deux jours après le
départ du bateau – Mais il m’a été également raconté, et je ne suis pas très
fier de cela, que les autorités françaises avaient refusé de lui rendre son
poste d’enseignement.
Politique, quand tu nous tiens ! –
Il est des raisons qui ne relèvent pas de la raison ! Il n’y a
pratiquement plus de Vietnamiens aux Nouvelles-Hébrides – Ni en
Nouvelle-Calédonie d’ailleurs, où le « rapatriement » s’est fait au
même moment et dans les mêmes conditions.
Politique, quand tu nous tiens ! Il
n’est pas d’organisation coloniale plus stupide que celle des
Nouvelles-Hébrides, j’en suis certain ! Il s’agissait d‘un
« condominium », je n’en connais pas d’autres exemples, ni dans
l’histoire, ni dans l’espace terrestre.
L’Angleterre ni la France ne se
résolvant à laisser la place, Les deux nations avaient tout simplement décidé
de régner ensemble : Il y avait une administration française, une
administration anglaise, chacune surveillant l’autre, la neutralisant, parfois
la morigénant. Ce genre de « gouvernement » se répercutait dans les
différents groupes d’îles où résidait un représentant de chaque nation de
tutelle. Pour simplifier encore les choses, on avait créé une assemblée
condominiale au sein de laquelle étaient représentés les Français, les
Britanniques et les indigènes : Chaque partie épiant les deux autres.
Le tribunal, lui, était présidé, par
souci de neutralité … Par un juge espagnol, nommé par le Roi d’Espagne !
Ajoutez à cela les pasteurs et les prêtres, les chefs coutumiers et les écoles,
publiques ou confessionnelles, ajoutez encore les commerçants et les traders,
les recruteurs de main d’œuvre et les illuminés … Vous avez découvert la potion
magique, chacun s’ingéniant à neutraliser les intérêts des autres !
Oh ! Ce n’était pas que l’une quelconque
des deux nations tutélaires ait vraiment envie de prendre possession de ces
îles perdues entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Calédonie, mais les
Australiens et les Néo-zélandais tenaient à l’évangélisation du Pacifique et
d’autre part les néo-calédoniens auraient bien voulu, purement et simplement,
une annexion de ce réservoir de main d’œuvre.
Et le temps s’écoulait, les partenaires se
regardant en chiens de faïence … Les Britanniques, sur les pistes, roulaient à
gauche. Les Français roulaient à droite. Quand ils se croisaient, il fallait
bien que l’un d’entre eux laissât la place à l’autre … Eh bien pas
toujours ! J’ai entendu raconter qu’il arriva que les deux conducteurs
lâchassent leurs volants plutôt que de laisser la place à l’autre !
- « Saloperie, criait le gérant du magasin
Pentecoste, en poursuivant sa compagne canaque dans la rue de Port-Vila.
Saloperie, ton père, il a bouffé le mien ! » Il faisait ainsi allusion aux
antécédents cannibales des habitants des îles. La scène ne manquait pas de
piquant : Figurez-vous un vieux bonhomme à barbe hirsute, poursuivant une
femme en « robe mission », c’est-à-dire en robe d’une longueur et
d’une amplitude telles que l’on ne distinguait plus ses formes.
Juste au bord de la mer, au plus creux de la
baie, l’hôtel Rossi : Terrasse qui surplombe la mer – Un pêcheur lance son
épervier et recueille de miroitantes sardines : Les gestes sont
bibliques !... Une table, trois chaises, un verre, presque vide – Un
homme, de dos – Je ne sais pourquoi son aspect me dit quelque chose :
-« Mais ne serait-ce pas ? » –
Oui, c’est bien lui … C’est Paul !
Paul,
médecin militaire, que j’avais quitté à Rochefort sur mer, il y a des années,
et que je retrouve là, de l’autre côté du monde. Il lit le journal et boit
tranquillement une bière en cherchant de l’ombre.
-« Sacré Paul, va ! »
Le lendemain, ,nous emprunterons une
deux-chevaux à la Résidence de France. Nous ferons une quinzaine de kilomètres
sur une route étroite, coincées entre des talus à vif et les troncs de
cocotiers. Partout où il n’y a pas de cocotiers, la forêt s’étend, drue,
quasiment vierge. J’ai lu que le squelette d’un soldat américain avait été
trouvé récemment : Il s’était perdu, dans les années quarante, et n’avait
pas retrouvé son chemin : Bigre ! Je ne suis pas étonné ! Paul
et moi, nous connaîtrons un autre genre d’aventure : Nous étions, lui et
moi, assez corpulents et la deux-chevaux était trop vieille et trop rouillée …
Tout à coup, dans la grimpée d’une côte raide … Notre siège s’effondre et nous
voilà chacun le nez sous le tableau de bord. Paul, qui conduisait, réussit à
garder le contrôle de la direction ! Souvenirs, souvenirs ! Notre
course s’est arrêtée au pied d’une superbe cascade au pied de laquelle nous
nous sommes baignés.
Mais il me revient aussi qu’un de mes lointains
cousins, originaire comme moi de l’île d’Oléron, commanda un détachement
franco-britannique, vers la fin du dix-neuvième siècle. Il se battit, dans
cette île de Vaté, en pleine forêt, contre les « sauvages » et fit
preuve d’un courage extraordinaire. Il s’appelait Paul, lui aussi, Paul
Coustolle.
On a beau aller au bout du monde, on retrouve, la plupart du temps, les
traces laissées par des proches que l’on n’attendait pas en cet endroit !
Une découverte ultérieure peu ordinaire le confirmera : À Port-Vila, on
conserve le souvenir d’un pharmacien hurluberlu qui avait, au début du
vingtième siècle, vendu son officine, située … à Saint-Georges d’Oléron, pour
aller s’installer à l’autre bout du monde. Il pensait sans aucun doute pouvoir
vivre là, de sa pratique … Malheureusement pour lui, il s’était mal renseigné,
ou ne s’était pas renseigné du tout : Les actes médicaux et
pharmaceutiques étaient réservés à l’hôpital, tenu par des médecins et des
pharmaciens militaires ! Pas de pratique, pas de clients ! On se souvient
qu’il demeura quelque temps à Port-Vila, vivant de la charité de ses
concitoyens. Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu par la suite :
Sans doute a-t-il gagné la Nouvelle-Calédonie ou … regagné la France ! On
se souvient, dans la plupart des archipels polynésiens ou mélanésiens de
quelques illuminés qui avaient tout quitté pour vivre « à l’état de
nature ». Peu s’en sont sortis dignement. Je songe parfois, quand je me
rends au bureau de tabac de mon village oléronnais, à ce pharmacien : Son
officine s’ouvrait dans ce même bâtiment, sur la place de l’église …
La
résidence de France m’avait hébergé pendant deux ou trois jours à la
« case de passage ». Souvenir de mon patron, l’inspecteur
Martin : En chaussettes, monté sur mon lit pour accrocher une
moustiquaire.
Les fonctionnaires en poste appartenaient visiblement, à peu près tous,
à la même équipe, issue des cadres de la « France Libre », et plus
exactement du Cameroun ou du Gabon : Monsieur Maurice Delaunay était
Commissaire-Résident de France, Monsieur Langlois était Chancelier de la
Résidence. Ils avaient tous deux de très belles femmes et ils savaient
recevoir ! Ah ! Le corps diplomatique français !
Je n’ai rien à
dire de la résidence britannique : Elle siégeait sur son îlot et, du côté
de la « grande terre », face au ponton sur lequel on embarquait
« pour l’Angleterre » ( ou l’Australie, c’est selon ! ) se dressaient les bâtiments du « Club »
britannique, entourés d ’une pelouse digne de Wimbledon ou du campus
d’Oxford ! c’est à peu près tout ce que j’en connais, sinon que l’Union
Jack flottait sur l’îlot.
*
COLOMBO
Tant de soleils ardents
Sur les murs desséchés
Villes entières
À la terre revenues
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Aux chemins tant de pas
Tant de faim et de fièvre
Et d'espace et de temps
Et de mort et de vie
Tant de vies résignées
Aux limites abolies
Tant de moussons crevées
Et tant de vents si violents
Capitales diluées
Mosaïques de briques
Par le temps corrodées
Trompettes tambourins
Les sabots des chevaux
Des soudards conquérants
Tant de diables mendiants
Et de pieds en lambeaux
Rues
Des villes disparues
Rabotées
Fleurs de lotus
Offertes
Et tenues à la main
Ô ! Tant de pèlerins
Tout au long du chemin !
Un jour suivant l'autre
Une vague après l'autre
Et les flux infinis
Des chemins de la vie
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Tant de pas
Tant de faims
Au pied des dagobas
Tant de Bouddhas sculptés
Et de fruits miroitants
Tant de sons tant de chants
Tant de vagues argentées
De saphirs de rubis
De topazes brûlées
De batiks de saris
Filles
Aux effluves du thé
Capitales oubliées
De vent et de poussière
Des macaques attroupés
Des racines nouées
Aux énormes banians
Tant de bûchers allumés
Tant d'enfants affamés
Consumés
Combien Bouddha
Pour ta sérénité ?
POINTE À PITRE
La « pointe à
Peter », sans doute, du temps où la Guadeloupe se partageait entre les
grandes plantations : Les « habitations », comme on disait, et « Peter »
devait être le maître, sur cette pointe qui s’avance dans la baie. Une gravure
ancienne me montre ce paysage : Fumées des usines à sucre, palmes,
collines que l’on appelle des « mornes ». Un essaim de navires hérissés de grands mâts dénudés, voiles
abattues. Navires ancrés là dans l’attente de leur chargement ou de leur
déchargement. C’était en 1871 et les maisons étaient de bois.
Mes souvenirs sont
plus récents et font d’abord ressurgir des odeurs : Le coprah, la mer, la pluie, des fleurs et
des fruits, des fermentations indéfinies …. Ils font aussi revenir une lumière
à nulle autre pareille, près de la darse, lorsque règne « Midi, émietteur
de cymbales » …. Et le petit Alexis Saint-Léger-Léger prend son bain dans
le jardin où « Madame Lalie » passe le peigne dans sa tignasse. Le
petit Alexis ne reviendra pas mais il a chanté comme nul autre la Guadeloupe des planteurs … On ne le
lui pardonnera pas : Je ne sache pas qu’une plaque affiche son nom à
l’angle d’une rue « Saint-John Perse ».
Ce temps n’est
plus et c’est beaucoup mieux ainsi : Le monument érigé à l’entrée de la
ville représente l’esclave brisant ses chaînes.
Je me souviens,
moi, d’une longue avenue. Elle enjambe la « Rivière Salée » à Baie
Mahault. La « Rivière Salée », en fait, c’est un bras de mer étroit :
le bras de mer qui sépare les deux îles de la Guadeloupe, nées à des époques et
dans des circonstances différentes : La « Grande Terre », au
Nord et la « Basse Terre » au Sud. La « Basse terre, bien sûr,
est la plus montagneuse, et de très loin …. L’autre étant un plateau assez sec
sur lequel s’étendent à perte de vue les champs de cannes à sucre.
C’est pratique, ce
pont sur la « Rivière salée », que l’on appelle « Le Pont de la
gabarre », (allez donc savoir pourquoi !) … C’est très pratique, ce pont, car, lorsqu’il y a, (cela arrive assez souvent dans le pays), une grève générale, un mouvement de
revendication …. Une poignée de manifestants suffit pour couper la circulation
automobile et paralyser toute l’activité.
Aujourd’hui,
il n’y a pas de manifestation. On entre dans la ville après avoir longé les
bâtiments de béton du lycée Bambridge : Pas très beau ! À droite, une tour, de béton
également : C’est la tour Frébault, occupée essentiellement par des
bureaux. On prend la rue principale ; Je crois bien me souvenir qu’elle
s’appelle également la rue Frébault … Qui était ce Monsieur Frébault ? –
Il faudra que je cherche sur internet, cela en vaut la peine.
Hautes maisons, de bois, pour la plupart : On est dans la ville du
dix-neuvième siècle. Balcons, balustres, auvents, boutiques et magasins
sombres : Que peut-on bien y vendre ? – Aux devantures, bassines de
matière plastique, balais, cintres sur lesquels des vêtements sont accrochés.
Derrière les vitrines étroites et rares, on devine des sacs et on aperçoit des
objets indistincts … Prenons à gauche : Petite rue assez étroite – Les
chalands font leurs courses à pied, évitant les voitures comme ils le peuvent.
Une petite place : La place de la sous-préfecture, assez triste – Les
enfants entrent à l’école. La plupart d’entre eux sortent des autobus. Poursuivons notre chemin : On
débouche en pleine lumière – Et Dieu sait s’il y en a, de la lumière !
« Midi,
émietteur de cymbales … »
Les morceaux de
cymbales tremblent sur l’eau de la darse. Il n’est pas midi pourtant … Des
traces d’essence, ou d’huile, donnent des irisations irréelles. Au milieu de
cette gloire flotte le cadavre d’un chat. Deux ou trois flamboyants étalent
leurs majestueux parasols en manière de manteaux royaux, vermillon moucheté de
blanc : Somptueux ! Et là, le marché couvert, ses odeurs de mangues,
d’ananas, de sapotilles, de pommes-cythère, de bananes … Que sais-je
encore ? – Des tissus pendent aux piliers, rutilants, de toutes les
couleurs … Et les verts plus ou moins foncés, plus ou moins tendres, des
haricots, des salades, des choux …. Le rouge des tomates ! Les femmes sont
vêtues d’amples robes bigarrées, mouchetées, zébrées … Certaines s’abritent à
l’ombre de parasols, eux aussi très colorés. Le toit du marché est couvert de
tôles, dont certaines sont peut-être un peu rouillées, mais toute la ville est
couverte de tôles rouillées, à l’exception des bâtiments récents, en béton
gris : Eux, ils ont des toitures en terrasses. Persiennes, persiennes,
persiennes :
- « Midi, émietteur de
cymbales … »
Midi, le tintamarre de son soleil
… Les yeux presque fermés … Et la mer est là, derrière les hangars de
bois, comme un océan de plomb fondu ! … Juste une fente, entre les
paupières !
Des voitures, des voitures, des voitures … Des klaxons … Un grand diable
traverse la rue en agitant les bras. Cela sent le rhum et le jus de la canne à
sucre, cela sent la bagasse, le coprah, l’huile … Et l’on sent, en arrière de
tout ça, une vague odeur de poussière, de fibres de sacs. Une petit bateau
sale, coque en bois peinte en vert, derrière le bureau des douanes, embarque du
monde pour la Jamaïque, la Désirade ou bien la Dominique : « Touk …
Touk …Touk » …
Un grand paquebot
blanc est à quai, ses ponts multiples dominent la ville. Les touristes,
vêtements légers, montent dans les bus, mais ils semblent déjà écrasés de
chaleur … Un palmier prend la couleur de l’or. De l’autre côté, des grues
chargent et déchargent de lourds containers. Grondements sourds et le soir, des
immeubles en barres, sortiront des cris, des chants et le battement du
« gros-ka » … Effluves vénéneuses et lourdes …
-« DÉFENSE DE DÉPOSER DES MAISONS ! »
Une pancarte au beau milieu d’un terrain vague, où sont tout de même
Installées quatre ou cinq « cases » -
Baraques, caisses de bois, posées de guingois, chacune sur quatre pierres
inégales … Parois peintes de couleurs agressives : rouge, vert ou jaune …
Toits de tôles plus ou moins disjointes, pansements de fer blanc issus de
boites à biscuits ou de boites de conserves de viandes …
Sur la porte de l’une de ces cases, écrite avec un pinceau rageur, une
annonce excédée :
-« Foutez moi la paix. Je ne suis pas la femme des
pêcheurs ! »
Et Marie-Rosalie balaie le
seuil de sa maison, tandis que son chien, aplati dans l’ombre, soulève une
paupière.
Mais
comment faire, avec tous ces camions, toutes ces voitures, tous ces
pick-up ? Comment faire, avec toute cette foule ? – Sortir de
là : Il y a mieux à voir que Pointe à Pitre, en Guadeloupe !
*
VIENTIANE
Le panier capitonné
La théière emmitouflée
Le thé fade
A tiédi
Odeurs de pavot
De la pipe à eau
Mékong noueux
Boueux visqueux
Moiteur
Lèpre des murs
Tôles rouillées
Longs trains de bois flottés
Pluie épaisse
Infinie
Noirs frangipaniers
Senteurs de cannelle
Charnelles
Rose et blanc
Dans la mare
Un nénuphar
Fervent
Fléaux aux lourds paniers
Chapeaux de latanier
Poulet grillé
Varans écorchés
Riz violet
Sauces au poisson sec
Odeurs de soupe
Et de tabac roulé
Chalands qui s'attroupent
Au marché du soir
Tissus bariolés
Canards qui cancanent
Taxis et pousse-pousse
Giclées d'eaux sales
Le panier capitonné
La théière emmitouflée
Le thé fade
A tiédi
*
SAINT PIERRE DE LA MARTINIQUE
J’y suis allé. Je n’en suis pas plus fier que
ça … Sentiment de malaise, comme celui que pourrait éprouver une adolescente regardant ses parents par
le trou de la serrure : L’impression d’être un voyeur ! –
Indécent !
Là était
la capitale de la Martinique et des Antilles françaises. Là, on rencontre
essentiellement des touristes en tenue légère. Ils parlent bas, cependant. La
plupart retiennent leurs pas : On marche ainsi dans les cimetières.
8 Mai 1902, à 8 heures cinquante du matin … Le
volcan de la Montagne Pelée a vomi un nuage de boue et de vapeur d’eau
bouillante … Il ne restera plus rien : Vingt-cinq mille habitants seront
morts, tous à la fois. La ville n’existe plus et tous les navires qui étaient à
l’ancre dans la baie se sont enflammés puis ont disparu.
Que dire de Saint Pierre ? – Je ne vais
tout de même pas raconter l’histoire de cette catastrophe. Elle s’est déroulée
il y a si longtemps … C’était hier, ou presque !
On peut dire que la ville n’a jamais été rebâtie :
Certes, on a reconstruit l’église, certes, quelques bâtiments, peu nombreux,
ont été relevés, mais la ville est morte, et le restera. Là-haut, le volcan est
toujours là. Il est muet pour l’instant mais … Et puis, c’est mieux comme cela : J’aurais la sensation
d’un blasphème si l’on avait relevé les ruines noircies.
Ici fut une rue, la rue principale. Elle était
ce qu’étaient toutes les rues des villes importantes, à cette époque : Des
caniveaux bien tracés, des murs de pierre, éboulés, noircis, calcinés. Plus de
toits, bien sûr et la végétation peine à reprendre ses droits. Là était le
grand théâtre : Il était construit sur le plan du grand théâtre de
Bordeaux … Et partout .... Mais pourquoi tenter les identifications, pourquoi
chercher à reconstruire ce qui a été démoli, abattu, ruiné, brûlé, soufflé,
anéanti ? - La mer, voisine, est calme. La rade est irisée. La rive est
tranquille. On avance à petits pas entre les débris de murs. On passe le pont
qui enjambe le torrent. On songe. On prie.
En bord de mer, au bout d’un appontement de
bois, accostent les bateaux qui amènent les visiteurs : Ils viennent de
Fort-de-France ou bien des Trois Îlets : Tous font silence au
débarquement.
Quelques marchands vous proposeront des
babioles à titre de souvenirs. J’ai le sentiment que très peu d’entre eux sont
vraiment domiciliés ici. – Qui passe ses nuits en cet endroit ?
On vous montrera des bouteilles de
verre, fondues, déformées. On
vous montrera des cloches boursouflées par la terrible
chaleur : Les cloches de l’église, les cloches qui sonnaient ce jour-là,
pour les premiers communiants …On vous montrera les cloches des rhumeries
aussi, qui étaient là pour rythmer le travail. Une usine ? – Il y en a
encore une, un peu au-dessus des ruines : On vous y montrera des fers
tordus, que sais-je encore ? On vous contera l’explosion des cuves et des
fûts …
Ah ! Je ne veux pas que l’on me raconte
les bûchers sur lesquels on a brûlé les cadavres : Enfants, femmes, hommes
mêlés … Et l’on en trouvait encore et encore, dans les décombres. Combien n’ont
jamais été retrouvés ?
On vous dira bien que les épaves des navires
sont toujours là, dans la baie, au fond de l’eau. Il y aurait même un petit sous-marin pour montrer
tout cela aux touristes … Ah ! Je ne veux pas voir ! – Laissez-moi
prier. Laissez-moi pleurer … Et même si les larmes ne me viennent pas tout à
fait, laissez … Mon âme pleure.
*
FLORENCE
Ocre
Ocre jaune
Ocre rouge
Les villas s’accrochent aux pentes
boisées
Campaniles
Les monastères dominent aux crêtes des
collines
Longues files des cyprès colonnaires
Montant jusqu’au ciel
Bleu pervenche
Dômes et coupoles
Tours
Remparts
Briques
Tuiles très douces
Rues étroites
L’Arno feint le sommeil
Le Ponte Vecchio se recueille
Les palais sculptent la ville
Laurent
Laurent le Magnifique
Mosaïques
Pavements colorés de pierres dures
Marqueteries
Façades revêtues
De marbres antiques
Arrachés aux monuments des Césars
Et les bijoux des Barbares luisent au
vitrail
Portes modelées et fondues dans le
bronze
Couvertes de feuilles d’or
Arcades et balcons
De fer forgé
Balustres
Escaliers en souples volées
Mais Persée brandit la tête
De Méduse à bout de bras
Baptistères
Chapelles et églises
Cathédrales basiliques et musées
Le Christ en majesté
Le Christ triomphant
Le Christ mort
Visages de Madone
La Madone glorieuse
Mais la douloureuse mère d’un homme mort
Tant de beauté !
Tant d’or
Tant d’argent
Tant de talent et tant de travail !
Le David de Michel-Ange
Mais aussi sa pietà
Mécènes peintres sculpteurs
Architectes maçons
Tout cela pour exorciser la mort ?
Laurent, ton tombeau est magnifique
Mais c’est un tombeau..
*
SANTIAGO DE
COMPOSTELLA
Et puis,
là, arrivant au terme de ton voyage, ayant gravi des pentes, dévalé des
torrents, vacillé sur les galets ou les rochers, dérapé dans la glaise, lutté
contre les éléments. Là, dans les faubourgs de la ville, entre des murs gris et
ruisselants, tu te sens redevenu ce qu'au fond tu avais rêvé de n'être plus ...
Un parmi les autres, un que l'on ne regarde plus.
Comment
es-tu parvenu à Santiago jusqu'à la place de l'Obradoiro (l'ouvrage d'or) ? _ Au fond, tu ne le sais même pas. Tu
es passé par une rue étroite où sont des boutiques dans lesquelles on vend
colifichets, bourdons de bois, coquilles de fer blanc, cartes postales, mais
aussi saucissons secs, chorizos et jambons ! ... Après tout, la vie, c'est cela
et tu replonges dans cette vie-là ...
La place
de l'Obradoiro est superbe, dallée de pierres vénérables, entourée de bâtiments
majestueux : derrière toi la façade néo-classique de la Mairie de Santiago, (l'Ayuntamiento). À ta droite, le Colegio San
Jeronimo, qui est
actuellement le siège du Rectorat, à ta gauche, l'Hostal de los Reyes
Catolicos (pas moins
!), qui est
actuellement l'un des "Paradores", l'un des hôtels les plus luxueux
du pays (chasseurs à casquette et galons dorés, portant les valises ...)
Et puis
en face, "La Cathédrale" ... On la connaissait par les reproductions
répandues dans le monde entier, par les gravures aux pages des livres, par les
photographies sur les affiches...
"La
Cathédrale" ... Eh bien oui, elle est là, devant toi et tu trouves sa
façade plus noircie que ne le montraient les photos. ... Parbleu la pluie qui
n'a pas cessé n'arrange rien ! ... Les tours sont baroques ... On le savait ...
Très baroques. Le portail est orné d'une multitude de sculptures et de statues
: On les devine plus qu'on ne les voit, tant, également, elles sont noircies
par le temps et par les vents . Double escalier majestueux, arrondis, cintres,
colonnes et moulures ...
On
a un peu peur de ce que l'on va trouver en pénétrant dans le sanctuaire ... Tu
te souviens des églises du chemin, des Cathédrales rencontrées : Pampelune,
Burgos, Punte-La Reina, Estella ... Mention spéciale pour celle de Najera qui
abrite le panthéon des Rois de Navarre et tous leurs gisants ... Mais mention
spéciale aussi à l'église de San Domingo de la Calzada qui contient un
poulailler, souvenir d'un miracle moyenâgeux qui fit revenir à la vie un poulet
déjà rôti ... Ici il y a une poule blanche et un coq blanc ... Si le coq
chante, cela porte bonheur au pèlerin en visite ...
Dans la
plupart de ces églises il y a trop d'or, trop d'or et d'argent, trop de
colonnades, trop de frises, trop de niches et trop de statues en bois
polychrome ou recouvertes de métaux précieux et de bijoux, trop, trop, trop !
... A croire que c'est là que se retrouve tout l'or et tout l'argent que les
galions ont jadis ramené des Amériques ... Devant le spectacle offert par
certains retables compliqués, on ne peut que songer aux pagodes d'Asie, à leurs
ornements et aux statues du Bouddha ... Après tout ...
Tu
voulais monter les escaliers pour pénétrer dans la cathédrale ... Les cloches,
toutes les cloches, sonnaient à la volée. Non, il faut faire le tour et entrer
par la Porte Sainte, celle qui n'est ouverte que pour les années saintes,
proclamées chaque fois que le 25 Juillet, fête de la Saint Jacques tombe un
dimanche. Une indulgence plénière est accordée au pèlerin ces années-là à
condition qu'il ait parcouru au moins cent cinquante kilomètres à pied, à
cheval ou à bicyclette, ( On rencontre de plus en plus de cyclistes en V.T.T.
, la tradition dût-elle être distordue à leur bénéfice ) ...
Bon, la
voilà, la Porte Sainte. Tu t'apprêtais à y pénétrer, puisqu'elle est réservée
aux pèlerins, mais tu n'avais pas songé que les pèlerins sont nombreux ... Et
qu'ils ne sont pas toujours ceux auxquels tu pensais : Il y a peu de marcheurs
équipés comme toi de sacs à dos et de ponchos, mais il y a, en groupes
constitués, tous les pèlerins en costumes et robes de ville ... Débarqués à
Santiago la veille ou le matin même, souvent âgés, souvent munis du bourdon et
de la calebasse ...
_
"Ils prêtent à rire", dis-tu ? Pourquoi te réserverais-tu le titre de
pèlerin : Ils ont fait ce qu'ils ont pu, sans doute ... Le bourdon et la
calebasse achetés à la boutique du coin et brandis avec fierté ? ... Bien sûr,
bien sûr ... Mais pourquoi leur ôterais-tu leur joie ? - Il te faut en prendre
ton parti : Tu n'es pas le seul à t'attribuer le statut du pèlerin.
En tout
cas, ils se sont chargés de te le faire comprendre ... Pas facile, de passer
par la Porte Sainte, ils font bloc et il te faut bien attendre.
... Bon,
tu y es, dans la cathédrale de Santiago, tu y es avec ton sac sur le dos, tu as
ton bâton à la main, ton poncho sur le dos. Tu es tout dégoulinant de pluie,
tes pieds font des clapotis dans tes chaussures, tu as froid car tu es tout
trempé ... Tu essaies d'y voir quelque chose ... Mais tu ne verras rien : La
nef est remplie, archi-pleine : Il a dû en arriver, des autobus et des avions !
Qui plus est, aujourd'hui, en pèlerinage _ Pas à pied, bien sûr ! _
L'archevêque reçoit l'héritier du trône du Brésil et sa famille ... C'est plein
de Brésiliens ! ... Tu as réussi à poser ton sac et à ôter ton poncho, tu les
as déposés à terre dans la travée ... La nef de la cathédrale de Santiago,
l'autel, les retables ... C'est ce que tu en attendais ?
_ Tu
n'en sauras rien pour cette fois :
La foule
t'a irrémédiablement relégué derrière un pilier. Tout juste apercevras-tu, en
longue file, la trentaine de concélébrants, dont l'un est vêtu de noir. Grandes
orgues. Tout le monde est debout, les bourdons tout neufs et les calebasses
sont levés. Tu piétines un peu sur place pour tenter de te réchauffer ...
Déçu ? _
Qu'espérais-tu ? _ Aurais-tu voulu que les trompettes sonnent à ton arrivée sur
la place de l'Obradoiro? ... Parce que les seuls vrais pèlerins sont ceux qui
ont marché à pied, sur huit cents kilomètres au moins ? ... Aurais-tu voulu que
l'entrée par la Porte Sainte te fût réservée ? - Aurais-tu pensé qu'une place serait réservée pour toi sur un
banc ?
J'ai
envie de te consoler, mais j'ai aussi envie de t'aider : Tout ce long trajet,
toutes ces rues monotones, ces murs gris, toute cette pluie, toute cette
solitude te feront-ils prendre conscience que ce que tu as accompli en marchant
depuis des semaines et des semaines, toute cette sueur, tous ces efforts,
toutes ces douleurs, toutes ces questions que tu t'es posées ... Tout cela ne
fait pas de toi un être particulier : Il n'y a pas de statut du pèlerin ...
En tout cas, le pèlerinage n'est qu'un
moment dans une vie, ce qui fait qu'être pèlerin n'est pas un état, ce ne peut
être qu'un moment. Ce moment finit ici, à Compostelle et te voilà redevenu
semblable aux autres : Ce qu'au fond, tu n'as jamais cessé d'être. Tu n'es pas
un champion, tu n'as pas accompli un exploit sportif. Ce que tu as fait, tu
l'as voulu ... Tu l'as fait ... A toi de considérer si c'est bien ou si c'est
mal, mais ici, à Compostelle ...
Ici
finit le Chemin, ici finit le pèlerin. Si tu veux savoir à quoi ressemble
vraiment la cathédrale, il te faudra revenir à une heure de moindre affluence
... Une autre messe sera dite à dix-huit heures, tu pourras peut-être y
assister et sans doute plus facilement t'y recueillir.
_ "
Attends ... Ne t'en vas pas encore ... La messe est presque finie, on va
balancer le "botafumeiro", l'encensoir géant en argent massif ... "
_ "
Je sais, je sais : huit hommes, que l'on appelle en Galicien les "tiraboleiros", en tirant vigoureusement sur les cordes
font virevolter l'encensoir ... Qu'ils le balancent ... moi, je vais au bureau
d'accueil des pèlerins pour me faire délivrer la "Compostella", le document qui, selon une très
ancienne tradition, atteste l'authenticité de mon pèlerinage ..."
... _ Et
qu'espérais-tu, là encore ? ... Tu as toujours les pieds mouillés, tu traînes
encore ton sac et ton poncho. Il pleut toujours. Au rez-de-chaussée d'un
imposant immeuble, derrière un comptoir, une jeune fille vend des médailles ...
Derrière un autre comptoir, une autre jeune fille, représentant une agence de
voyage, tente de trouver une chambre d'hôtel à ceux qui en désirent, essaie, en
conversant au téléphone, d'obtenir des billets de chemin de fer pour ceux qui
en veulent, se démène pour donner les renseignements qui lui sont demandés ...
_"
Montez l'escalier : Le bureau d'accueil se trouve au premier étage." ...
Elle parle français, cette jeune fille. Elle parle français et anglais,
peut-être d'autres langues encore ... Mais elle ne parle pas l'allemand et son
interlocuteur du moment trouve le moyen de s'en offusquer, avant de poursuivre
la conversation en anglais...
_ Bon,
t'y voilà ... "Accueil des pèlerins ! "... Encore un comptoir de
bois, très long ... Deux ou trois personnes derrière ce comptoir ... Présenter
son "Credential" ... Les sceaux qu'on y a apposés aux différentes étapes font
foi :
La "Compostella" n'est attribuée qu'à ceux qui ont
parcouru au moins cent cinquante kilomètres ... Les cent cinquante derniers
kilomètres ... Ce qui fait qu'on la refusera à un pèlerin qui a parcouru cinq
cents kilomètres, au prix d'efforts incroyables ( Il avait une prothèse de
hanche, était diabétique et ses pieds étaient en sang lorsqu'il a dû se faire
hospitaliser, à Astorga.)
… Il a dû terminer son pèlerinage en autobus et ne peut donc pas présenter les
sceaux qui devaient être apposés dans la dernière partie du parcours ..
On fait
la queue devant le comptoir.
_ "
Pas un mot gentil, pas un compliment pour ce que nous avons accompli. Rien. De
vrais bureaucrates fonctionnarisés ! "
_
Attends, attends un peu ! ... C'est vrai, leur préoccupation, c'est de vérifier
les sceaux dans le "Credential". Après cela, ils saisissent dans une pile de feuilles un
formulaire de la "Compostella" ... Papier jaune orné de coquilles et, dans un
médaillon, l'effigie de Saint Jacques. La "Compostella est pré-imprimée ... Il n'y plus qu'à y
inscrire ton prénom, latinisé et la date de ton arrivée à Santiago ... Le reste
est écrit en Latin. Tu ne connais pas le latin, mais c'est signé par le
"Secretatus Capitularis", alors c'est forcément beaucoup d'honneur que de recevoir cette
attestation de pèlerinage ! ... Enfin, tu en ressentirais beaucoup plus
d'honneur si la signature n'était pas, de façon si visible, apposée à l'aide
d'un tampon de caoutchouc ... Si l'écriture manuscrite de ton nom était un peu
plus soignée, si l'on t'offrait une pochette pour y placer la
"Compostella"
... Tu n'as que ton sac à dos, comment faire pour ne pas chiffonner ce papier ?
- La seule solution que tu as, c'est de le plier, ce que tu fais la mort dans
l'âme. Tu as toujours les pieds qui clapotent dans tes chaussures et tu
redescends l'escalier de bois pour te rendre à ton hôtel ... Le pèlerinage,
c'est fini !
Te voilà
de retour sur la place de l'Obradoiro. Tu n'as plus ton sac sur le dos. Tu as laissé ton bâton à
l'hôtel. Tu as changé de tenue car la chemise et le pantalon que tu portais
pour marcher tournent dans une machine à laver. Tu as acheté des chaussures
légères, pour remplacer les "botas" trempées que tu as bourrées de papier
journal pour tenter de les sécher ... Curieuse impression : Pour une fois, tu
as pris une douche sans craindre que l'eau chaude ne tarisse et pour une fois
tu as laissé ton équipement. Pour un peu, tu te prendrais pour un "touriste". Tu as erré quelque peu sur la place, un
peu perdu de te retrouver seul. Que cherchais-tu ?
_ En
fait, tu cherchais, en tournant autour de la cathédrale : Place de l'Obradoiro, place de las Platerias, place de la Quintana, place du Paraiso ... Tu faisais mine d'admirer, ici les
sculptures du Portique de la Gloire, là celles de la Porte Sainte puis celles
de la Puerta de las Platerias ou du portail de la Azabacheria ... Tu prenais du recul, le dos au Palais
de Rajoy, pour scruter
la façade baroque construite au XVIII eme siècle et les deux tours que l'on dit
"sveltes" et "élégantes". ... Tu t'es approché de l' "Hostal
del Reyes Catolicos"
sans oser y entrer:
... N'y
pénétraient que des gens bien habillés, issus de limousines dont les chasseurs
aux vestes chamarrées retenaient les portières ... Ce que tu cherchais, sans
peut-être te l'avouer ? - Tu l'as compris sans doute au moment où un petit
groupe de pèlerins arrivait au centre de la grande place : Un grand diable en
culottes courtes, sac sur le dos, poncho et chapeau de paille à larges bords
qui saute à pieds joints en lançant les bras vers le ciel. Il hurle ... De joie
?
Tu
cherches encore la compagnie des pèlerins : Ceux-là, tu les as croisés
plusieurs fois sur le Chemin, tu sais qui ils sont ... Et donc tu sais qui tu
es ... Le grand diable te serre dans ses bras, quand il te reconnaît : Tu n'es
donc pas un "touriste" ... Tu es bien pèlerin ... Pour quelques minutes encore ... Le
temps que les nouveaux arrivants disparaissent à leur tour vers le bureau
d'accueil ...
Un peu
avant dix-sept heures, tu entres dans la cathédrale, par le Portail de la
Gloire, après avoir monté les marches de l'escalier monumental. L'entrée est un
peu encombrée :
Des gens baisent la tête des anges de
pierre ... Tu les as évités.
La nef
centrale est immense, elle est flanquée de deux autres nefs et la coupole se
situe à trente-deux mètres au-dessus du transept. Il y a neuf chapelles,
réparties tout autour, des confessionnaux de bois, un déambulatoire qui permet
de faire le tour de l'autel. Il y a relativement peu de monde dans la
cathédrale - Rien à voir avec les foules de la messe des pèlerins, à midi ! Un
léger mouvement se fait. Tu le suis. Hommes et femmes passant la Porte sainte
effleurent de leurs doigts, au pilier de gauche et à celui de droite, deux croix
gravées en creux dans la pierre quelque peu noircie par ces contacts répétés.
Tu accomplis le rite sans en connaître la signification. Tu contemples les
statues, les dorures, les moulures, les colonnettes, les peintures, les stucs,
les émaux et les pierreries ... Trop ! ... Trop, répétais-tu en passant sous
les galeries de la nef centrale, dite "triforium" ... Le mouvement te
conduit sans que tu t'en aperçoives au pied d'un petit escalier, derrière le
maître-autel. Tu montes les marches comme les autres, après les autres. Et,
après les autres depuis des siècles et des siècles, tu passes tes deux bras
autour du cou de la statue de l'apôtre, recouverte d'argent et de pierreries
... Tu te souviens alors avoir lu quelque part quelque chose à propos de ce rite
: Embrassant la statue de Saint Jacques par le cou, il faut prier pour ceux que
l'on aime ... Juste à côté, un frère mineur, robe de bure brune, distribue des
images pieuses et montre le tronc aux oboles.
Passe et
redescends par l'autre escalier ... Fais place au suivant ... Qui passera lui
aussi les bras autour du cou de la statue ... Tu t'es plié au rite : Tu t'es
dit enfin que tu n'étais pas différent des autres et que ta longue marche ne te
donnait pas l'autorisation de te distinguer ... Depuis des siècles, les
pèlerins et les visiteurs ont embrassé la statue de Saint-Jacques _ Toi qui a
voulu placer tes pas dans les pas des autres, tout au long du Chemin
millénaire, à quel statut particulier, étranger à ta démarche, prétendrais-tu ?
_ Tu y
crois, toi, à cette histoire ? ... Saint Jacques a été décapité en Palestine
sur ordre du roi Hérode Agrippa 1er en 42 après Jésus Christ. Son corps a été
jeté par-dessus les remparts pour être donné en pâture aux chiens et aux rats.
Ses compagnons, Athénase et Théodore recueillent sa dépouille, la déposent au
fond d'une barque. Ils passent le détroit de Gibraltar. Ils arrivent en Galice,
à Pardon, sur la côte la plus occidentale de l'Europe. Ils enterrent le corps
du Saint non loin de là. Ce n'est qu'en 810 qu'une mystérieuse étoile guide
l'évêque Théodomir et l'ermite Pélagius jusqu'à l'endroit où repose le
sarcophage, dans un champ qu'on appellera le "Champ de l'Étoile" ou "Compostellae".
Bien peu
nombreux sont ceux qui, de nos jours, accordent foi à ce qui n'est sans doute
qu'une légende. Mais qu'importe, après tout ... Les légendes ne
contiennent-elles pas la plupart des mythes dont l'homme a besoin ? Tu marches
vers Santiago, tu marches vers quoi ?
*
LES
ÉMIRATS
C’est à Dahran
Bahrein
Ou bien Abou Dhabi
Des lampadaires éclairent la nuit
C’est dans le désert
Les autoroutes filent
Rectilignes
Des torchères flambent
Des pontons
Des navires
Des feux clignotants
Blancs
Verts
Rouges
Et puis un tapis de lumières
Là où se devine la ville
Atterrissage en douceur
Dunes à droites
Dunes à gauche
-”Mesdames et Messieurs les passagers
sont priés d’enfermer dans les coffres à bagages les magazines qui sont en leur
possession et les bouteilles de boissons alcoolisées ...”
Ma voisine ajuste le voile qu’elle a
sorti de son sac :
Elle descend ici
-” Quarante- cinq minutes d’escale”
Bancs de bois
Limonades
Pas une présence féminine
Mais la boutique hors taxes !
Torrents de rubis de saphirs de diamants
d’émeraudes
Il y a même des voitures de sport et des
limousines...
*
PARIS
PARIS … Encore ! … Et bien, quoi,
Paris ?
Les quais de la gare Saint Lazare, à
huit heures du matin ? – Ou mieux encore, toujours à la gare Saint Lazare
… mais à Montparnasse, c’est pas
mal aussi … À dix-huit heures ou dix-huit heures trente !
Les couloirs du métro, à peu près aux
mêmes heures et à peu près dans toutes les stations, les bouches de métro, les
escalators du métro, les escaliers, les tapis roulants … Tiens, allez donc voir
à la station Châtelet !
Les voitures du R.E.R. aux heures
d’affluence, et leurs portes coulissantes qui n’ont de cesse de chercher à vous
coincer lorsque vous passez. Dans le R.E.R. ce n’est pas mieux que dans le
métro et vous voilà ballotté de droite et de gauche, vous agrippant à votre barre verticale d’acier chromé, lorsque vous avez eu la chance de
pouvoir en cramponner une ! L’épuisement des voyageurs après leur journée
de travail, les odeurs de transpiration, les contacts, les palpations, les
pieds que l’on ne sait pas où poser … La nécessaire attention qui ne doit pas
faillir, sous peine de se faire voler son sac ou son porte-monnaie !
La place de la Concorde est très belle,
mais l’ennui, c’est qu’on ne peut que l’apercevoir, à travers le défilé des
voitures de toutes sortes et de toutes couleurs. Des voitures ? – Allez
donc voir sur les Champs-Élysées ou, mieux, au rond-point de l’Arc de Triomphe
…. Elles tournent, elles tournent, se suivent, se croisent, se coincent puis se
décoincent, virent à droite, virent à gauche, s’accumulent et puis leur file
repart et jamais ne s’arrête. Les feux passent au vert, puis à l’orange, au
rouge, puis encore au vert … Les piétons passent entre les clous, les cyclistes
font ce qu’ils peuvent. Les motos font du bruit, le plus de bruit
possible !
La tour Eiffel … Il nous faut bien
parler de la tour Eiffel : Elle est si célèbre ! Il faut avouer qu’on
la voit de loin. On est heureux quand on la regarde : On ne sait pas très
bien pourquoi, mais on est heureux, et les touristes courent pour monter à son
dernier étage …. Quand le personnel chargé des ascenseurs n’est pas en grève !
Grève ! Le mot est lâché : De
la Bastille à la Nation, vous pouvez rencontrer le cortège des revendications
de tout genre : Drapeaux et banderoles, chapeaux grotesques et mascarades.
Des ballons gonflés au gaz survolent l’avenue des Invalides … Avenue
impraticable, bien sûr et, si vous voulez vous rendre à la tour Montparnasse,
vous avez intérêt à prendre un autre itinéraire, au risque d’arriver en retard
à votre rendez-vous.
Paris ! Paris encore ! … Paris
et ses musées, ses grandes expositions : Manet, Monnet, Toutankhamon … Que
sais-je encore ? – C’est merveilleux et c’est pour cela qu’un monde fou
vient du Japon, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, d’Abyssinie, du Canada et de
Moldavie …. Ah ! Les autobus à deux étages transportant leurs touristes
amidonnés, casquette sur le crane, oreillettes de chaque côté de la tête !
Ah ! Les émanations de gaz d’échappement : Autobus et automobiles, le
tout confondu, mais les autobus de tourisme présentent cette particularité de laisser tourner leur moteur tout aussi
longtemps qu’ils demeurent à l’arrêt : Il faut bien faire fonctionner la
climatisation ! … Vous en prenez plein les narines ! …. Vous en
prenez plein les narines, pendant que vous faites la queue pour essayer
d’atteindre les portes du musée que vous voulez visiter … Et cela a des chances
de durer pendant des heures. Aprés, si c’est une grande exposition, que vous
voulez visiter, il vous faudra, coûte que coûte, suivre le troupeau. Vous
aimeriez vous arrêter un peu devant tel ou tel tableau, devant tel ou tel
objet ? – Pas question : Il faut suivre ! – Cela ne vous
empêchera pas, d’ailleurs de dire
à vos amis que vous y êtes allé et que c’était « super » …
« super », c’est beaucoup plus « in » que superbe, qui fait
très « ringard ».
Vous aimeriez aller écouter un concert à
la Salle Pleyel ? – Avez-vous réservé ? - Dans le cas contraire, il
ne vous restera qu’à faire demi-tour. Même chose à l’Opéra Garnier ou à l’Opéra
Bastille … Où vous auriez pourtant bien voulu aller pour admirer les danseuses
étoiles et les petits rats … Les danseuses étoiles et les petits rats ont fait,
d’une certaine manière, la gloire de Paris … Au dix-neuvième ou au vingtième
siècle … Depuis, la gloire, c’est Versailles qui l’assume, en exposant dans les
chambres de Louis XIV des « installations » et des ballons rouges
venus du Japon ou des U.S.A, (Je vous demande pardon, il faut dire des
« States »).
Le Trocadéro ? – On y va pour manifester sur le parvis des
« Droits de l’Homme ». On y manifeste aussi pour … Non, plutôt contre
… Contre la déforestation, contre l’exploitation des gaz de schiste, contre … Contre ce qui est pour !
Avec de la chance, il n’y aura pas de manifestation aujourd’hui et vous pourrez
entrer au musée de l’homme … Le musée de l’homme ? … Toute une partie de
son patrimoine a émigré vers le Quai Branly, au musée des Arts Premiers. Le
musée de la Marine a échappé de peu à l’exil.
Je trouve assez curieux que Paris, le
Paris tant vanté, tant aimé, le Paris des poètes … Je trouve assez curieux que,
justement, les poètes aient surtout chanté les petits coins qui font Paris,
mais qui, au fond, sont ceux qui sont préservés de Paris ! - Les petits jardins de l’île
Saint-Louis, le jardin du Luxembourg, celui des Buttes-Chaumont, tel petit coin
qui a échappé à l’urbanisation et à l’envahissement automobile, tel banc le
long d’un quai, tel étal de bouquiniste, telle terrasse de bistrot où l’on peut
encore se réfugier et avoir l’impression d’être en sécurité. Avez-vous eu la
chance de pénétrer dans l’église Saint Julien Le Pauvre un dimanche après-midi,
ou même, tiens : dans la nef de Notre Dame? – Un dimanche après-midi
… Ou mieux : en soirée … Il n’y a personne, les bruits de la rue ne
pénètrent pas jusque-là et, comble de l’extase, il se pourrait bien qu’un
organiste s’essayât sur son instrument … Ah ! Les orgues de Paris, les
grandes orgues !
Paris-Plage ! Paris est une ville
riche ! – Paris fait, dès que les beaux jours approchent … Paris fait
déverser des milliers de tonnes de sable et les parasols fleurissent … Comme si
on se trouvait au bord de la Méditerranée ! Passent des péniches, de temps
en temps … Leur passage fait revenir la poésie … Mais le bateau qui suit est un
« bateau-mouche » : de tous ses hauts parleurs, il conte à ses
passagers l’histoire des palais de Paris. Quelques pêcheurs à la ligne,
peut-être … Mais l’eau est si polluée qu’il n’est pas question de consommer
leurs prises … Les plus « in » d’entre eux, les plus
« écolos » décrochent le poisson, puis le rejettent à l’eau pendant
qu’il est encore vivant …. « Attrapez la queue du Mickey ! »
« La queue du Mickey » ?
Même la Foire du trône, on fait aussi bien en province, surtout l’été ! Et
puis, un vide grenier, c’est aussi amusant, et il y en a partout en province,
des vide greniers !
Les grands restaurants de Paris … On
connaît leurs noms et ceux de leurs grands chefs étoilés. On connaît aussi les
prix qu’ils pratiquent, mais … Allez donc tenter d’y dîner ou d’y
déjeuner : Si vous n’avez pas réservé longtemps à l’avance, vous pourrez
toujours aller vous restaurer à la brasserie qui fait l’angle de la rue … Elles
ne sont pas si mauvaises que cela, les brasseries de Paris, et elles pratiquent
des prix qui sont presque abordables …
Une fois de temps en temps ! -
Dame, vous serez sans doute obligé de faire la queue là aussi, pour attendre
qu’une tablée se décide à partir après avoir bu le café. Si vous êtes impatient
ou si vous êtes par trop désargenté, vous aurez toujours la ressource des
« fast food » … ou bien vous achèterez un sandwich … Les « Parisiens »
consomment beaucoup de sandwichs au jambon. En moins grand nombre, ils
consomment aussi des sandwichs au fromage ou au pâté (avec ou sans
cornichons) … Il y a aussi les
pizzerias et je ne sais quoi d’autre où l’on vend je ne sais quelle nourriture enveloppée
dans un papier ou présentée dans une barquette de matière plastique.
Non, moi, ce que j’aime, à Paris, c’est
que, presque partout, on peut s’asseoir, sur un banc, sur une chaise, dans un
fauteuil … S’y asseoir et regarder … Regarder passer les gens … qui, très
souvent, ne sont pas des Parisiens, parce que, les Parisiens, ils n’ont pas le
temps de flâner : Ils courent tout le temps ! Du reste, si les gares
sont pleines à craquer, le soir et le matin, c’est que les vrais Parisiens ne sont
pas nombreux. Paris se vide et se remplit en quelques heures, ou en quelques
minutes, au même rythme que Venise …
À dire le vrai, ce que j’apprécie le
plus, ce sont les commerces de proximité : L’épicerie du coin, qui est
tenue par un Maghrébin ou par un Chinois, et qui reste ouverte jusqu’à des
heures impossibles … En province, on ne trouve plus de commerces de
proximité !
*
COLOMBO
Tant de soleils ardents
Sur les murs desséchés
Villes entières
À la terre revenues
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Aux chemins tant de pas
Tant de faim et de fièvre
Et d'espace et de temps
Et de mort et de vie
Tant de vies résignées
Aux limites abolies
Tant de moussons crevées
Et tant de vents si violents
Capitales diluées
Mosaïques de briques
Par le temps corrodées
Trompettes tambourins
Les sabots des chevaux
Des soudards conquérants
Tant de diables mendiants
Et de pieds en lambeaux
Rues
Des villes disparues
Rabotées
Fleurs de lotus
Offertes
Et tenues à la main
Ô ! Tant de pèlerins
Tout au long du chemin !
Un jour suivant l'autre
Une vague après l'autre
Et les flux infinis
Des chemins de la vie
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Tant de pas
Tant de faims
Au pied des dagobas
Tant de Bouddhas sculptés
Et de fruits miroitants
Tant de sons tant de chants
Tant de vagues argentées
De saphirs de rubis
De topazes brûlées
De batiks de saris
Filles
Aux effluves du thé
Capitales oubliées
De vent et de poussière
Des macaques attroupés
Des racines nouées
Aux énormes banians
Tant de bûchers allumés
Tant d'enfants affamés
Consumés
Combien Bouddha
Pour ta sérénité ?
*
QUÉBEC
C’était il y a longtemps déjà … Un mois de février …. Tout un mois de
février à parcourir le Québec !
- « Mon pays, c’est l’hiver … »,
chante Gilles Vigneaux.
Vous parlerai-je de
Québec ? – Mais Québec, c’est la neige ! La neige, la neige, encore
la neige ! qu’as-tu vu, de Québec ? – La neige !
Si
… Tu as vu une ville citadelle : Hauts murs à la Vauban, de pierre de
granit, comme à Saint-Malo. N’était la nature de la pierre, tu aurais pu te
croire également à Brouage … Vous connaissez Brouage ? – Dans les marais
pleins de roseaux, pleins d’oiseaux … Perdue vers l’embouchure de la Charente,
ville morte, ville d’autrefois … C’est de Brouage que venait Samuel Champlain,
qui fonda la ville de Québec.
La
citadelle de Québec … Échauguettes
et créneaux, portes monumentales
et blasons sculptés. Le tout surgissant du tapis de neige, lequel se
boursouflait sur le haut des murs
… Blanc … Blanc … Aveuglant. Il y avait du soleil et un petit avion passait,
traînant une banderole publicitaire. Au pied des remparts … C’était le carnaval
… Au pied des remparts, des équipes rivalisaient d’adresse pour construire et
façonner des statues de glace : Chars traînés par des chevaux piaffant,
navires d’autrefois, (Et l’on songeait au Hollandais volant !), Une ourse des banquises accompagnée de
ses petits, Un Indien Huron et sa couronne de plumes … Que sais-je
encore ? – Tout cela étincelant comme cristal !
Mais Québec, en
février, c’est la neige ! – Là, un homme vêtu d’un caban rouge et d’un
pantalon noir … Là, à plat ventre, les bras et les jambes écartés dans la
neige, le visage enfoncé dans la neige … Il a à la main droite une canne en
matière plastique, rouge comme sa veste. La canne est creuse et son bec se
dévisse … Il est dévissé et la canne est vide … Vidée de son liquide : On appelle ça du
« caribou », c’est un mélange de vin et d’alcool de genièvre :
Jambes coupées aussi nettement qu’ un arbre que le bûcheron abat. Si l’homme
n’est pas évacué rapidement et conduit au chaud, il mourra, gelé. J’ai vu, au
lac Saint Jean, près de Chicoutimi, le corps d’un fêtard que l’on transportait
… ll avait dû, lui aussi boire trop de « caribou » ... Son corps
était raide comme une planche.
Québec, c’est le
Château Frontenac, bien sûr. On ne voit que lui et ses toitures vertes, tel un
vaisseau, dominant la falaise, au-dessus du fleuve Saint Laurent. Mais le
Château Frontenac n’est pas un château, c’est un hôtel. Je connais mal
l’histoire de ce château, mais c’est lui que l’on vous montre, quand on vous
présente une photo de Québec. Il est beau. Ses toitures baroques sont couvertes
de neige :
-
« Mon pays, c’est
l’hiver »
De lourdes calèches font le tour de la
place, devant le château, traînées par de lourds chevaux aux pâturons poilus.
Le dos des chevaux est revêtu d’une épaisse couverture. Les touristes hilares
sont couverts de fourrures et engoncés sous ce qui peut passer pour des
édredons. Tout en bas passe le Saint Laurent, large, large à n’en plus
finir ! Une foule de gens s’accoudent aux balustres : Sur le fleuve
se déroule une course, une course de canots … À la manière d’autrefois … À l’aviron,
sur des canots de bois ... Le fleuve est garni de banquises. On les aborde de
front. On hisse le canot à la force des bras. On le traîne sur la glace. On le
remet à l’eau et on repart. Les canots sont nombreux et l’humeur est
joyeuse !
Nombreuses églises, nombreux monastères
… Monumentaux … Vides ou pleins ? – J’ai été frappé par le nombre de
sex-shops : Il y en avait dans tous les coins !
Tempêtes de neige … Vent.
Robert Charlebois chante :
-
« Je reviendrai
à Montréal
écouter le vent de
la mer
Se
briser comme un grand cheval
Sur les remparts
blancs de l’hiver … »
Je suis allé à Montréal : Les
routes sont déneigées régulièrement. Nous avons frôlé les montagnes des
Laurentides, mais nous avons vu … La neige ! La neige ! La
neige ! … Plus de rivières, plus de fleuves, plus de vallées, plus de
collines : La neige ! Les forêts de sapins sont couvertes de neige et
les arbres en sont revêtus entièrement. De temps à autre, un éboulement se
produit, une branche casse, un manteau se déchire. Nous avons vu des
gratte-ciel, des gratte-ciel, des gratte-ciel. Et nous avons vu des maisons
pourvues, chacune, d’un escalier extérieur pour permettre l’accès en temps de
neige. Nous n’avons pas vu les écureuils du Mont Réal. Nous n’avons pas vu le fleuve.
Nous n’avons pas vu les jardins, ni les érables qui bordent les avenues. Nous
avons vu les dépanneuses circuler au petit matin : Elles
« regonflent » les batteries des automobiles qui ont passé la nuit
dehors. La plupart des automobiles, d’ailleurs, ne passent pas la nuit
dehors : Leurs garages sont situés à l’étage inférieur des
bâtiments : On sort de chez soi dans sa
voiture … Toujours dans sa voiture on rentre sous l’immeuble où l’on a ses
bureaux . Dans les bureaux, on tombe la veste et on travaille en bras de
chemise : L’énergie est si abondante et si peu onéreuse !
Et je me souviens d’une église … Ce
devait être une grande église. Je me souviens de son clocher … Un clocher,
c’est fait pour être un signal, que l’on doit voir de loin … Cette église
s’élève, coincée entre deux gratte-ciel de cinquante étages, peut-être … On ne
la distingue plus ! Les églises sont à peu près désertées …. Les foules se
pressent au « Forum » pour assister aux matchs de hockey sur
glace : Acclamations, chocs, cris, ambiance garantie : Ce soir
l’équipe des « Canadiens » rencontre celle de « Moscou ».
Je reviendrai à Montréal, je reviendrai
à Québec : Je veux voir les Plaines d’Abraham où furent vaincus les
Français …. Les « Maudits Français qui nous ont abandonnés » ….
« Tabernacle ! ». Je veux voir les écureuils et les caribous …
Le long des routes, on voit beaucoup de pancartes signalant aux automobilistes
le passage des caribous … À chaque pancarte, le passage d’un caribou ?
Je veux revoir le « Chef Gros
Louis », de la tribu des Hurons, empanaché de plumes d’aigle … Je veux
revoir le « Chef Gros Louis » qui vend des souvenirs et de la
pacotille, mais aussi d’adorables petits sujets sensés être issus de
l’artisanat des Inuits : Ils sont magnifiques ! Je veux revoir le « Chef
Gros Louis : Il distribuait derrière le comptoir de sa boutique des
prospectus qui étaient autant d’appels à la reconnaissance des premiers peuples
de son pays … Derrière la
boutique, il camouflait une énorme voiture chromée : Une
« Buick », je crois bien. J’ai acheté un pot de confiture de
« bluets » … Les bluets sont de grosses baies de la famille des
myrtilles. Ils sont ramassés par les Inuits et par les Indiens, la saison
venue. Et puis, j’ai acheté un petit pot de sirop d’érable, bien sûr … Un voyage
au Québec sans sirop d’érable !
*
ANURADHAPURA
Anuradhapura est une ville … Une grande
ville. Elle se trouve à Sri-Lanka, autrefois appelée Ceylan (C’est fou ce
que j’en ai vu au cours de ma vie, des pays, et villes, changer de nom et
changer de frontières !).
Anuradhapura est une ville de je ne sais
combien de milliers d’habitants. Elle s’étend sur un territoire plus vaste que
notre Paris. Elle a été fondée quatre cent trente-sept ans avant Jésus-Christ.
Mais, depuis le neuvième siècle, Anuradhapura est une ville morte … Moins que
cela : C’est une ville
évanouie …. Volatilisée, disparue … Il ne reste rien, rien, rien !
Une horde de singes vous y accueille,
issue d’un banian sacré gigantesque. Vous devez leur paraître indifférent,
faute de quoi ils pourraient devenir menaçants. Vous pouvez apercevoir au loin
quelque dagoba en ruine. On vous montrera un bassin de pierre, en forme de
lotus. Il y a là tout un réseau hydraulique, remarquable d’efficacité et de
modernité. Une sorte de caravansérail accueille des centaines de pèlerins, (On
pérégrine beaucoup à Ceylan et j’y ai vu des trains entiers, garnis de pieux voyageurs … Jusque sur les
boogies et, par grappes, sur les toits des wagons !). Vous pourrez aussi admirer plusieurs lacs artificiels : Ils ont plus
de deux mille cinq cents ans ! – De grands vols de pélicans les animent,
formant nuées au passage de la voiture qui vous emmène.
Au bord de l’un de ces lacs se trouve un
petit hôtel spartiate : L’eau qui coule du robinet du lavabo est noire de
vase et de débris végétaux … Mais vous avez la vue sur le lac et ses gros
oiseaux !
La ville ? – Dans mon souvenir, je
ne vois que les rues : Le tracé des rues, sans maisons, sans aucun
édifice. Les angles des rues sont marqués par des bornes de pierres. Les
emplacements des édifices sont délimités par d’autres pierres, somme toutes
assez modestes : Elles devaient, je pense, surélever des maisons qui
devaient être en bois, comme on peut en trouver encore de nos jours dans les
villages créoles. Les bois ont disparu. La ville a disparu. Reste seulement le
tracé des rues !
C’est à Anuradhapura, je crois, que j’ai
pris conscience de la vanité et de la précarité des choses. – « les
civilisations aussi sont mortelles …)
- Ce sentiment ne m’a plus quitté. Nos ingénieurs polytechniciens fréquentent
encore les lieux, pour en étudier le système hydraulique … Et s’en inspirer
sans doute !
Anuradhapura où il ne reste rien …
Qu’une horde de singes ! Polonaruwa où il ne rete que deux murs en ruine …
Et l’immense statue d’un Bouddha couché, que les pèlerins viennent encenser et
prier, les deux mains jointes sur une fleur de lotus … Sygirya : On accède
à la forteresse en passant entre les pattes d’un lion monumental et dont
le reste du corps a disparu : Tout ce qui reste, au bas d’un escalier qui n’est
fait que d’encoches dans la falaise … Sur laquelle falaise demeurent des
fresques admirables représentant des odalisques.
Un « spécialiste » …
Lequel ? Assurait que, dans deux mille ans, il ne resterait rien de mos
immeubles ni de nos maisons modernes, hormis les prises de courant électrique …
C’était au temps où l’appareillage électrique était en porcelaine !
Il ne reste rien de la ville
d’Anuradhapura ! « SIC TRANSIT GLORIA MUNDI » !
Que restera-t-il de nos superbes
cités ? Que restera-t-il de nous.
*
PÉRIGUEUX
..
“Ils m’ont jugé à pendre
Que c’est dur à entendre
À pendre et étrangler
Sur la place du
Vous m’entendez
À pendre et étrangler
Sur la place du marché”
....
“Pleur’pas Nelly
Pleur’ pas Nelly
Demain on va me pendre
Pleur’ pas Nelly
Demain tout s’ra fini”
Et je dis :
Je dis automne
Je dis enchantement
Et je dis magie
Je dis Jaune franc
Je dis jaune d’or
Citron
Je dis jaune persan
Pourquoi persan ?
Sénégal
Et pourquoi pas ?
Je dis ocre jaune
Terre de Sienne brûlée
Ou pas brûlée
Carmin
Écarlate
Magenta
Rubis
Vermillon
Et je dis velours
Cachemire et brocart
Je dis roux
Roux surtout
Roux
Je dis l’écureuil la queue en panache
Et je dis le chevreuil et je dis le cerf
et La biche
Je dis noisette
Et je dis noix
Pomme de mélèze
Et je dis le gland dans son cuir
La châtaigne
Je dis l’écharpe
Flottant au petit matin
Et je dis la montgolfière du soleil
Sans bruit
Surgie à la tête du grand chêne
Passe
Va doucement où l’imperceptible vent te
mène
Château sur la crête
Multiples tourelles
Coupoles
Multiples fenêtres
Longues murailles
Mage
Je dis Magie
Je suis le Magicien
J’ai beaucoup marché sur les chemins du
monde
Je marche encore et j’entre dans la
ville
Les avenues sont jonchées d’étoiles
Prends garde où ton pied se pose
Sur les trottoirs j’ai semé des étoiles
d’or
J’ai porté la flamme dans les allées de
liquidambars
Flammes jaunes flammes rouges
C’est ainsi que je suis entré dans la
ville
En passant par le jardin des poètes
Où le marronnier avait roussi
Magie des marchés dans les rues
J’ai fait venir aux parvis des
cathédrales
J’ai fait venir ...
... “Y’a un’ si tant bell’ fille lon
la
Y’a un’ si tant bell’ fille ...”
J’ai fait surgir des cathédrales et des
palais
J’ai orné les murs de corniches et de
moulures
Les fenêtres et les portes d’arches et
de meneaux
D’ogives et de vantaux cloutés
J’ai élevé de hautes toitures et des
tours
Couvertes d’ardoises et de tuiles douces
Et puis sur les places pavées de granit
J’ai installé les marchandes et les
marchands
J’ai installé la poésie au milieu de la
ville
Et tout est “plume sur la langue”
Les châtaignes et les noix
Les tomates et les choux
Pommes poires du pays
Conserves de foie gras
Saucisson de canard
Magrets et cous farcis
Confits cassoulets
Les raisins noirs blancs dorés
Et les figues Ah! les figues !
J’ai servi le vin bourru à nul autre
pareil
Le Bergerac et le Pécharmant
Les rouges et les blancs
Et puis je suis entré dans la cathédrale
Les grandes orgues y jouaient
Elles disaient bien que j’étais le Roi
Le Roi
Mais quand les orgues se sont tues
Un homme noir a joué de la khôra
J’étais le roi du monde !
On baptisait trois nouveaux-nés avec de
l’eau sur le front
Et les vitraux flambaient
Je dis ocre jaune
Terre de Sienne brûlée
Et pas brûlée
Carmin
Écarlate
Magenta
Rubis et vermillon
Je dis roux
Roux surtout
Rousses les fougères
Rousses
Et je dis bleu bleu azur bleu
Et j’ai lancé des ponts
Sous leurs arches on voyait des coupoles
et des tours
Des eaux coulaient que l’on aurait voulu
plus claires
Mais elles l’avaient été sans aucun
doute
En des temps longtemps
Un moulin en témoigne
Des chevelures vertes s’y déploient tout
de même
Et des yeux y brillent, clignotants
Des saules y pleurent le temps qui passe
Mais un merle était caché dans le
feuillage
Mon Dieu qu’il était gai !
Alors je suis sorti de la cité par la
venelle étroite
Les étoiles d’or sur les trottoirs
Avaient séché un peu
Les pas en avaient détaché des pépites
L’an prochain il y en aura encore
Allons, je marche dans la poussière d’or
Par ci par là une étoile couleur lie de
vin
Et les arbres n’ont pas encore fini
d’ôter leur robe
Je sais que sous le sol à côté
Est une ville deux fois millénaire
Je sais
Je sais que partout e marche sur des os
brisés.
“Ne pleure pas Jeannet-ette
Tra la la la la la la la la
Ne pleure pas Jeannet-ette
Nous te marillerons
Nous te marillerons ...”
*
PUNTA ARENAS
C’est
loin, Punta Arenas, très loin … On y va en avion, en survolant la Cordillère.
Il faut décoller de Puerto Montt. En dessous, on aperçoit des fleuves qui
dévalent tout droit, tout blancs. On survole des océans de neige. Il n’y a
personne ici, personne et pas un toit, pas une route, que de la neige, de la
neige … De la neige. Des pics, des ondulations, des vallées … Neige, neige …
Rien d’autre que de la neige.
Mer de
nuages. Blancs, blancs, blancs. Trois cônes de volcans qui flottent, fumeroles
paisibles. De nouveau la mer de nuages, ou plutôt un océan. À notre hauteur,
l’air est limpide, transparent, fluorescent.
Déchirure,
l’avion y plonge. Canal de Magellan ! La mer, la mer couleur d’étain terni,
hargneuse, des îles, un wharf, des toits, des toits de tôle rouge. Il pleut, il
pleut beaucoup. Très bas sur nos têtes, couvercle de fonte.
Punta
Arenas … Avenue toute droite, au centre, une allée de gazon. Sur le gazon, des
moutons de bronze, tout un groupe de moutons, le berger, son chien, son cheval
bâté, tous en bronze et marchant … La Patagonie coloniale.
Cercle
de rencontres et peut-être de jeux pour les « gens bien » d’autrefois. Un
monument : statue de Magellan, des Indiens au bas du socle ... Touchez le
pied de l’Indien, ça porte bonheur. D’ailleurs, le pied de l’Indien est poli
par les nombreux frôlements : Il brille !
En face,
ligne bleutée de la Terre de feu. Étain légèrement bleuté. Il pleut, il vente.
Il vente, il pleut …
Passent
des oies … Et peut-être des cygnes. Ici, ils ont le cou noir. … Il pleut
encore, dru.
Cimetière
de Punta Arenas : Dès l’entrée tombeaux monumentaux, de marbre noir, de marbre
blanc. D’où venu, le marbre ? « Famille Mendoza » … Les Mendoza devaient
fréquenter le « cercle »… Combien de milliers d’hectares et combien de milliers
de moutons ? Combien de sociétés d’exploitation, de sociétés commerciales,
combien de conseils d’administration ? … On peut les compter : Leurs noms sont
tous inscrits sur les plaques de bronze scellées aux parois du tombeau.
Autre
mausolée, de style Grec celui-ci : Fresques dignes du Parthénon d’Athènes …
Moutons, moutons, moutons … Marbre de Carrare !
Croix,
croix de pierre, croix de bois … Beaucoup de noms slaves et croates. Les dates
: Rares sont ceux qui vécurent longtemps : Rougeole, varicelle et puis … Le
froid, le vent, la pluie, l’ennui, l’alcool : Celui-là est mort de
«
désespérance ».
Tombe de
l’« Indiecito » …
Tombe de l’Indigène Inconnu : Sa statue porte bonheur elle aussi : Toucher son
pied.
On a
exterminé les « Peuples Primitifs », Onos, Alakaloufs … Ils étaient grands et
bien bâtis, ils vivaient presque nus. Ils pêchaient des moules et mangeaient la
chair des baleines échouées. Ils naviguaient sur des pirogues d’écorce,
emportant les braises de leur foyer d’un campement à l’autre. On les tirait
comme des renards : Il le fallait bien, puisqu’ils volaient des moutons ! On
les abattait et on leur coupait les oreilles, dont on faisait des colliers. On
versait aux chasseurs des sommes intéressantes, pour chaque paire d’oreilles,
qu’elles soient celles d’un homme, d’une femme ou bien d’un enfant. Les
survivants ? – Ils se sont flambés à l’eau-de-vie !
Ils
n’avaient qu’à tuer des guanacos, les « Indiens », au lieu de tuer des moutons
! Mais il n’y avait plus de guanacos : On avait bien été obligé de les tuer,
les guanacos : Ils broutaient l’herbe des moutons !
Voir le
musée des salésiens, en ville.
Au fond
du cimetière, la tombe du dernier « Ono », ou du dernier « Alakalouf », je ne sais
plus : Touchez son pied, cela porte bonheur !
Tout
près, la tombe d’un enfant de trois ans. L’épitaphe est mémorable :
«
Merci Petit, pour les trois ans de bonheur que tu nous as donnés ! »
Mortalité infantile considérable :
diphtérie, rougeole, tétanos, varicelle … Un carré entier réservé aux sépultures
d’enfants !
Punta
Arenas … Canalisations d’oléoducs venant des puits de la Terre de Feu … Pétrole
… Pas autant qu’on l’avait espéré !
Une épave sur des rochers, dans le canal
de Magellan, rouillée, ajourée, déchiquetée : Clipper des voyages montant vers
Valparaiso ou descendant vers Rio.
Plus au
Sud, Ushuaia, plus au Sud encore, Puerto Toro, le canal de Beaggle et le Cap
Horn, falaises, glaciers, rocs, arbres pourrissants, buissons et, au- delà, le
continent antarctique. Il y a encore, paraît-il, des phoques, des manchots et
des baleines.
À Punta Arenas, il n’y a
plus de moutons, plus de bergers, plus de chiens de bergers, Il n’y a plus de
chevaux et les clippers ne passent plus. Des paquebots promènent les touristes
fortunés.
*
LE
CANNET DES MAURES
Ma
mémoire évalue à une trentaine de kilomètres la distance de chez nous jusqu’à
Lorgues.
Lever au
petit matin, vélo. Jusqu’à Vidauban, la route est plate. Haies de cyprès ou de
cannis pour protéger les cultures du Mistral. À Vidauban, chapelle de
pèlerinage, perchée sur son rocher. On rencontre beaucoup de camions chargés de
bauxite. Circulation assez intense. Il n’y a pas encore d’autoroute. Après, on
attaque la montagne et ses lacets. Cailloux, brèches couleur sang de dragon aux
terrasses des mines à ciel ouvert. Pins et genévriers. La grimpette est dure
lorsque le vent souffle mais j’arriverai à l’heure au collège. J’aime ce trajet
: sentiment d’intense liberté et légère ivresse. Il m’arrive de croiser René
Viéto et son équipe à l’entraînement; J’appuie sur les pédales. Fontaines sous
les platanes, boulistes. Ah ! Boire à longs traits ! Peut-on boire encore, de
nos jours l’eau des fontaines au bord de la route ? À la saison, prendre le
temps de s’arrêter, grappiller un peu dans la vigne haut perchée.
J’arrive
à Lorgues, puis au “Collège Moderne et Technique “. Une fois de plus, il me
faut changer de peau, changer les rythmes de mon cœur.
La
pension, on finit par s’y faire, mais les adolescents sont durs pour qui
n’appartient pas à leur cercle. Je n’aurai pas d’amis. Pendant les heures
d’étude, mon voisin de bureau, Chardon, dessine des pin-up. Jean Robic gagnera
le Tour de France.
On
m’avait affublé d’un sobriquet quelque peu infamant. Était-ce parce que j’avais
les cheveux courts, ou bien parce que mon père était officier ? On avait
commencé par m’appeler le “Boche”, puis cela avait évolué et on m’appelait
“Von”. Je parvenais très bien à survivre malgré cela, faisant même de mon
sobriquet une enseigne. Je n’avais que très rarement besoin de me servir de mes
poings, j’étais plus enclin à la rêverie qu’à la dispute. Je recherchais plus
l’amitié ( sans la trouver ) que la bagarre, que je ne fuyais pas, cependant.
J’étais solide.
L’établissement
fonctionnait, pour moi, de façon surréaliste. Une heure de cours par-ci par-là,
avec une classe d’élèves, puis une autre, sans logique et sans suite. Et le “champ
d’œuf” dès que je
pouvais.
( Traduisez le champ de foot).
Le “champ d’œuf” ouvrait directement sur les collines.
Et là, je changeais de peau plusieurs fois par jour. Les serpents, eux ne font
leur mue qu’une fois par an ! On trouve, en longues lanières nacrées, les peaux
qu’ils ont laissées dans l’herbe.
Savais-je bien
moi-même, de toutes ces peaux, quelle était la vraie ? Peut-être quelqu’un qui
m’eût aimé un peu mieux eût-il pu m’aider à me découvrir ?
Mes
parents s’inquiétaient bien de temps en temps, mais vivions-nous, eux et moi,
dans la même bulle ?
Je ne me
souviens guère que des reproches que l’on me faisait :
-”Ton frère,
lui, il a de bonnes notes !”
Et puis
... C’était dit une fois pour toutes, j’avais “la manie du mensonge”... Et si cela avait été pour moi la
seule façon d’exister ? Exister en bien ou en mal, mais exister ... Pour moi et
devant les autres !
Je souffrais de ne pas donner
satisfaction à mes parents. Je souffrais de l’attitude de ce frère qui me
préférait ses copains. Alors, je m’inventais des succès, ou bien seulement des
aventures. Menteur, j’étais aussitôt découvert et humilié à nouveau. C’était
une spirale sans fin.
Qui
s’était aperçu que j’avais d’autres peaux que celle que je laissais paraître ?
... Le père Fournier peut-être, qui me faisait l’honneur de me prêter sa
canne-fusil pour tirer les petits oiseaux dans les haies.
On tue
beaucoup de petits oiseaux en Provence . On en fait des brochettes! Et la mère
Fournier m’accueillait avec des galettes de polenta dont je raffolais.
- Là où
c’est splendide, c’est quand tu prends ton vélo pour descendre de Lorgues jusqu’au
Cannet-des- Maures : Une ivresse beaucoup plus intense qu’à la montée ,
d’autant que tu as tout ton temps devant toi ! Alors, tu choisis l’autre route,
pas celle qui passe par Les Arcs et Vidauban, celle qui passe par le Thoronet.
Je l’ai également prise à la montée, mais seulement quand le vent ne soufflait
pas. À la descente ... Une gloire !
Chaque
fois, je m’arrête au Thoronet. L’abbaye est vide, mais elle est en parfait
état. Je pose mon vélo contre le mur et puis ... J’écoute. J’écoute les cigales
et les oiseaux. Parfois j’entends glisser dans les herbes une couleuvre de
Montpellier. Dans le cloître, j’écoute mon cœur, mon sang. J’écoute mon âme ...
Un cloître, c’est bien fait pour ça ? Deux ou trois roses, redevenues sauvages,
retournées à l’églantine. Fraîcheur des murs épais, sonorité sous les voûtes,
appel d’un faucon tiercelet.
Couchées
à même les dalles, au milieu d’une allée nue, gisent les cariatides de Puget.
On les a déposées là pour les mettre à l’abri de la guerre. Elles attendent la
reconstruction de Toulon.
“Puget,
Pierre : Sculpteur français, né à Marseille (1620-1694 ), dit le “petit
Larousse”. Il est
l’auteur des atlantes de l’hôtel de ville de Toulon”.
Les
atlantes ont été sculptés pour porter le poids d’un balcon et le poids du
monde. Je sais que c’est là que j’ai pris le goût d’un certain art, puissant.
Mais ils étaient désolants, les atlantes délaissés au Thoronet, seuls
occupants, et couchés, d’une abbaye déserte. Pas même un gardien. Je les ai
revus depuis. Ils ont repris leur place. À nouveau, ils portent le balcon du
bâtiment, qui est devenu le musée naval de Toulon. Je les ai revus comme de
vieilles connaissances. Ils ont retrouvé signification et identité. Au Thoronet
... deux géants allongés ... Ils étaient retournés à la pierre comme les
chimères de Ségalen !
Mais, n’eussent-ils pas été là que j’eus
aimé le cloître tout de même. J’y avais des moments mystiques et purs. Parfois
il me venait des pulsions de vocation ... Qui n’en eut jamais ?
Je
remarque avec curiosité que j’ai toujours aimé fréquenter les Temples, mais
surtout quand ils sont vides. J’aime les églises romanes. Le plein-cintre
ramène à la terre et le bruissement intérieur fait alors entendre sa voix.
L’ogive, elle, est un élan, un mouvement.
Après le
Thoronet, tu reprends la descente : Elle est rapide. Elle tourne et vire.
Te
souviens-tu du jour où une perdrix piétait sur les cailloux du bas-côté, avec
tous ses pouillards, gros comme des bouchons de champagne. Pagnol n’avait pas
encore divulgué le nom des bartavelles. Le temps de jeter le vélo dans le
fossé, d’escalader le talus ... Les petits couraient dans tous les sens pendant
que la perdrix faisait front. J’ai pris deux ou trois poussins, bonheur pervers
sans doute, mais bonheur ! Le cœur plus gros encore, le sang plus vif !
Mon
entourage en aurait-il pris son parti, ou bien ne se serait-on rendu compte de
rien ? En tout cas, moi, j’ai bien cloisonné mon existence : Je sais comment
changer de peau !
Mais ...
Le Grand Meaulnes ...
Mieux
que le Grand Meaulnes ! Tout aussi rêvé, tout aussi vécu et des émotions qui
vibrent encore. Des éveils qui ont créé pour toujours l’étalon de mes joies.
Au pied
du Vieux-Cannet, sous la colline au village maure, dans un creux caché par les
cyprès, il est un château ... Il existe encore, je le sais, je l’ai vu, mais je
ne suis jamais retourné jusqu’à sa porte.
Ne
jamais retourner vers son rêve ... Mais, c’était un rêve ?
Prenez
le train qui va de Cannes à Toulon et regardez bien : Sur la droite, passé Vidauban
de quelques kilomètres, on identifie facilement le Vieux- Cannet, ses murs
ocres et ses toits qui grimpent les uns sur les autres. Sur la gauche, dans les
vignes, on aperçoit les hangars d’une base aérienne. Nous y habitions. C’est
maintenant un aérodrome affecté à l’Aviation Légère de l’Armée de Terre.
Lorsque
je passe par là, je suis un peu perdu. De mon temps, l’autoroute n’existait pas
: Le château se trouve maintenant coupé de la vallée. Mais je me souviens que
j’ai vu construire les premiers viaducs . Une réussite ! Un chauffard y écrasa,
roulant à pleine vitesse, la moitié d’un troupeau de moutons !
Sur la
gauche, le nouveau village du Cannet-des-Maures: Rien qui attire l’oeil.
-” Mais
regarde ! Regarde entre les cyprès ... Là ! Deux tours carrées, des fenêtres
ouvertes. Allons, il y a de la vie au château !”
On
arrivait par un petit chemin qui n’était pas goudronné. On passait devant la
chapelle. Le chemin faisait un large détour, puis il décrivait un demi-cercle
... Cyprès. Vous débouchiez sur la façade et sur la porte d’entrée. C’était le
château de Monsieur le Marquis de C. On l’appelait le château du Bouillidou, ce
qui laisse supposer qu’il y avait là une fontaine ou une résurgence. De l’autre
côté du château il y avait un grand bassin rond qu’on appelait le
« bouillou ». C‘était un bassin d’irrigation, mais des poissons dorés
y nageaient en quantité. À l’occasion, on s’y baignait, les jours de grande
chaleur. Des abords du bassin on découvrait une terrasse, puis les vignes, jusqu’à
la Grande Bastide, où habitait le régisseur et où dormaient les fûts. On
apercevait un bouquet de peupliers, celui qui marquait l’emplacement du cours de l’Argens, puis les
hangars des avions, les pins. Le paysage se relève ensuite, amorçant le massif
en haut duquel La Garde-Freinet veille sur le golfe de Saint-Tropez. À gauche,
on sait qu’il y a Saint-Raphaël.
Le
marquis de C. est un homme solide et digne. On l’imaginait fort bien Colonel
dans un régiment de Cuirassiers. Courtois, affable, il était par ailleurs très
discret, parlait peu et ne parlait jamais de lui. Je crois me souvenir qu’il
était invalide d’un bras, blessure de guerre, dont je ne l’entendis jamais
parler, ni pour s’en plaindre, ni pour s’en glorifier. Nous ayant accompagné
auprès de Madame la Marquise, il arrivait qu’il nous quittât pour s’enfermer
dans sa bibliothèque. Un jour tout au plus, j’aperçus par la porte entrebâillée
le large bureau et les interminables rayons de livres reliés, dorés, armoriés.
Il y avait là un véritable trésor qui devait demeurer un mystère, avec tous ses
attraits. Le mystère constitue le sacré, il vaut mieux ne point l’avoir
pénétré.
Madame
la Marquise devait avoir la cinquantaine à cette époque-là. C’était une femme
de grande allure, de grande classe, simple, charmante, noble naturellement.
Elle avait une forte poitrine, ayant eu de nombreux enfants.
Au
château, mes pieds foulent les mêmes tapis que foulaient, je le savais, ceux
qui portaient les plus grands noms de France et leurs alliés. Ils étaient
passés par là. Ils passeraient par là : les Bourbon, Bourbon-Parme,
Bourbon-Sicile, les de La Tour du Pin. Comment cela n’aurait-il pas alimenté
mes rêves?
J’étais
le garçon qui grimpait à l’abbaye du Thoronet, celui qui jouait à
“saute-vignes”, celui qui dévalait dans l’ivresse du soleil et du vent. Rêver ?
... Est-ce que je rêvais ?
J’aimais.
Qui est-ce que j’aimais ? Mais l’amour a-t-il besoin de se préciser en un objet
? L’amour est un état auquel tout concourt et qui embrasse tout. J’aimais,
voilà tout.
Le Marquis
avait cinq filles. trois étaient plus âgées que moi. Je devais être amoureux
des trois, mais aussi bien j’étais amoureux des deux plus jeunes, encore
gamines, du château, de la plaine, de la vallée, des cyprès et des peupliers,
des odeurs des cistes et de la lumière. Pourtant, je dois l’avouer, j’étais
attiré par la seconde, qui aurait été bien étonnée si elle l’avait appris ! Je
portais dans mon cœur son prénom comme quelque chose de très précieux et de
très secret. Je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à conserver son image.
Encore, celle-ci n’était pas séparable de ce qui l’accompagnait. À cet âge,
c’est l’univers que l’on aime! Sans rien en séparer !
Souvenirs,
souvenirs ... Ils sont là, mes souvenirs. ils sont là, les visages de mes fées.
L’une brune, les cheveux en lourds rouleaux, l’autre blonde, la troisième
châtain, et les « petites » ...
Un jour,
ma famille quitta la région. Je ne suis revenu qu’une seule fois au château, à
bicyclette. J’avais fait une longue route et j’avais dormi dans un fossé. Puis
les années ont passé, les lustres. L’autoroute a été construite. Je suis passé
par là plusieurs fois. J’ai regardé les deux tours. Du train ou de la route, je
guette longtemps à l’avance les deux tours entre les cyprès.
Je sais
qu’un jour je retournerai là-bas. Je serai seul. Je sonnerai et l’on m’ouvrira
la porte couleur de miel. On me demandera ce que je cherche, car je n’aurai pas
prévenu.
-”Je
cherche mon adolescence, mes amours et mes rêves ...”
Qui demeure au château, maintenant ? Quelles
traces y trouver ? Quelles couleurs ?
Ocre
sont les murs. Sombres sont les cyprès. Larges sont les baies qui donnent sur
la terrasse. La table de la salle à manger est longue. Les chaises ont de hauts
dossiers droits. Les trois aînées se succèdent à la cuisine. La Marquise
préside, mon père est assis à sa droite. Le Marquis est en face, ma mère à son
côté.
Nous
attendons le temps d’aller courir ... Les escaliers sont nombreux. Les couloirs
sont longs. Les chambres se succèdent. On peut grimper jusque dans les combles
et jusque dans les tours ! Que de jeux ! Que de rires !
Souvent, mon sang a couru plus vite dans mes veines, mon cœur a battu
plus fort.
Mes
tempes ont connu la chamade !
C’était
peut-être à cause de nos courses ... Quand j’y pense, mes tempes battent encore
.
Ou bien,
ou bien … avant d’aller là-bas, j’écrirai :
Monsieur
le Marquis,
Mais y
a-t-il encore un Marquis de C. au château ?
Le Marquis que j’ai connu doit
reposer dans la chapelle, Madame la Marquise aussi. Ils n’avaient, comme on
dit, pas d’héritier mâle : Cinq filles ! Alors, comment rédiger l’adresse
de ma lettre ?
Au bout du compte, si jamais je retourne là-bas ... J’ai vraiment envie
d’y aller “comme ça“, sans prévenir,
-”Me
voilà. C’est moi !”
Je ne
doute pas que, comme autrefois, on me fasse entrer avec le sourire. Ô mes
amours !
...
Le
Mistral souffle fort. Il s’est levé ce matin et courbe les hautes herbes
folles. Il siffle dans les branches. Il souffle si fort que les cigales se
taisent.
Tenir
debout contre le vent, en écartant les pans de sa chemise pour qu’elle serve de
voile. Essayer de courir vent debout, reculer, tomber à terre, se relever,
recommencer ...
Ah !
Rien que le vent ! Le vent exclut tout autre bruit que le sien propre, toute
vie autre que la sienne et la mienne. Je m’éprouve et je me sens vivre.
Monter à
Lorgues, le pourrai-je demain ? Existe-t-il autre chose que demain ?
Le
Mistral ... Vous savez qu’il peut arrêter les locomotives ! Et s’il soufflait
aussi fort quand je redescendrai du Thoronet !
Le temps
ne se déroule pas comme la laine d’une pelote. Les fils en sont emmêlés comme
ceux d’un écheveau embrouillé, ces écheveaux qu’il nous fallait tenir sur nos
avant-bras levés, afin que nos mères, elles, puissent en peloter le fil ...
C’est
toujours dans le désordre que je retrouve l’odeur de la figue et celle de
l’amande, le goût d’un baiser, l’odeur de la citronnelle ou celle du magnolia
...
Ah ! Le
rappel de la perdrix dans les buissons d’épines ! La douceur du ventre d’un
chevesne au creux de la main, l’odeur suave de l’olive écrasée sous la meule !
*
BRAZZAVILLE
Mais qu’est-ce
que je suis allé faire là-bas ?
… Un vieux chimpanzé derrière des barreaux. Le gardien
du zoo lui fait fumer la cigarette. Un hôtel tout en béton qui s’appelle
l’hôtel Cosmos : Il a été construit par les Soviétiques et son
architecture est tout à fait moscovite. Tout à côté le fleuve Congo qui s’élargit,
tranquille. Il est absolument couvert par les jacinthes d’eau – Myriades de
fleurs d’un bleu violet. Vu de l’autre rive, le fleuve s’appelle Zaïre et le
pays voisin aussi.
On dit …On dit…
On parle de Révolution … On parle de chasse à l’homme.
- « Ne vous
en mêlez pas, vous n’avez rien vu, rien entendu ! ».
Les chars d’assaut dans les rues …
Mitraillettes dans les mains des gamins cachés au creux des fossés … Le fleuve
Congo, un peu plus au Nord, a des méandres et des rapides : - « Ce
n’est pas par ici qu’ils traverseront – Les courants sont trop forts, il y a
trop de rochers. Nuages lourds d’orage.
« Ne vous en mêlez pas, vous n’avez rien vu,
rien entendu. »
Mon coiffeur va d’un immeuble à l’autre,
d’une case à l’autre. Il ne sait pas lire. Il me demande, après avoir achevé la
coupe, de lui lire dans son carnet l’adresse du client suivant. Il me demande
aussi de noter notre prochain rendez-vous. Il rit beaucoup, quand il vient chez
moi :
-« Nous manquions de place pour
construire des maisons. Les blancs
sont venus. Ils ont construit des immeubles,
c’est-à-dire qu’ils ont empilé les maisons les unes par-dessus les
autres ! »
J’habite, avec
ma famille, au cinquième étage d’un immeuble tout neuf. On l’appelle « les
trente-deux logements italiens ». Comme son nom l’indique,sa construction
a été financée par nos voisins transalpins. L’immeuble est très bien conçu,
mais les vide-ordures dont il est équipé sont bouchés en permanence par les
boîtes de conserve et les bouteilles cassées qu’on y balance. La plupart des
appartements sont occupés par des Russes : Ils font la fête tous les soirs
et les paliers, au matin, sont ornés de rangées de bouteilles de vodka …
Vides ! Tous les soirs, à la tombée de la nuit, un « gardien »
vient s’installer au bas de chaque escalier : Chaque gardien est armé
d’une lance magnifique ! Nous n’avons jamais été victimes de pillards ou
de qui que ce soit.
Les bureaux dans
lesquels je suis censé travailler sont installés dans les locaux de l’ancien
hôpital colonial. J’ai rarement vu quelqu’un s’y installer pour se mettre au
travail.
-
« Vous ne savez
rien. Vous n’avez rien vu , rien entendu… »
Le nouvel hôpital est un gros bloc de béton à
plusieurs étages. Il paraît que les ascenseurs ne fonctionnent plus. Il paraît
aussi qu’il manque des marches dans les escaliers. Ne vous promenez pas trop
près : Vous risqueriez de recevoir sur la tête une bouteille vide ou je ne
sais quel détritus … On jette tout par les fenêtres.
Le dimanche matin, un avion vrombit pendant de
longues minutes : Il grimpe, grimpe en spirales serrées. Il atteint son
plafond et lâche un bouquet de parachutes de couleurs vives. Les parachutes,
rectangulaires puisqu’il s’agit d’engins de compétition, dodelinent, glissent,
virevoltent, s’entrecroisent et planent longuement. Ah ! Si seulement
l’avion porteur ne faisait pas tant de bruit !
Le soir, et particulièrement le samedi soir, il
faut se mettre des boules Quiès dans les oreilles si l’on veut avoir une chance
de dormir : Les adhérents d’une secte évangélique, que l’on appelle, si
mes souvenirs sont bons, les « kimbanguistes » tournent en rond au pied de l’immeuble, chantant et
dansant au son du tam-tam … Et cela dure toute la nuit ! Dans la journée,
les guimbardes et les camions font un raffut de tous les diables, en roulant
sur les pneus ou sur les jantes si les pneus ont éclaté. La route est large, à
cet endroit et toute droite : Elle mène à l’aéroport de Maïa-Maïa et elle
est très fréquentée. Pour votre compte, si vous roulez en voiture, sachez qu’en
cas d’accident, il nous est recommandé de ne pas nous arrêter : Se rendre
au poste de police le plus voisin … Sans quoi, nous a-t-on dit :
« Vous risquez d’être lapidé ».
À
savoir aussi : « Si un policier vous arrête et prétend verbaliser …
Ne discutez pas : Un bakchich arrange beaucoup mieux les choses ! De
même, il faut savoir que les Chinois ont créé des fermes aux alentours de la
ville. On peut y aller pour acheter ses légumes … Mais au retour, vous serez
probablement arrêté plusieurs fois sur la route par des barrages installés par
la milice … Ne discutez pas : Donnez leur quelques salades ou quelques
carottes, ou bien … un chou chinois ! … Évidemment, vous risquez beaucoup
de n’avoir plus que des paniers vides en arrivant chez vous … Mais vous pouvez
tout de même tenter la chance. On ne sait jamais !
Les
Chinois … On en rencontre souvent en ville. Ils se promènent toujours trois par trois : Deux pour servir
de témoins au troisième en cas de besoin !
Vous
pouvez aussi aller faire vos courses au marché. Il y a deux marchés à
Brazzaville : L’un à Poto-Poto, l’autre à Bacongo - on vous a recommandé de ne pas y
aller ? – Pourquoi ? – À cause de la foule et de la
promiscuité ? – À cause des risques de mauvaises rencontres ? À cause
de la boue dans laquelle on patauge lorsqu’il pleut ou de la poussière qui vole
aux jours de sècheresse et se dépose sur les étals ? Nombreux étals, très colorés :
boubous bariolés, sans doute ornés du portrait imprimé de « Monsieur le
Président ». Les tréteaux vous
proposent d’étranges choses : Petits tas de macaronis … Quatre ou cinq
macaronis dans chaque tas. Quelques poissons venant de Pointe-Noire ou du
fleuve … – Un léger cri s’échappe de la bouche d’une européenne qui
flânait : Des petits singes écorchés sont pendus à des crochets de
boucherie, séchés et fumés. On les prendrait pour des fœtus humains … Pauvre marché … Aussi pauvre que les
magasins d’état … Le pays est dirigé par un gouvernement « socialiste
scientifique ».
L’équipe
nationale de foot-ball est entraînée par un Français. À la veille de chaque match, il emmène
ses joueurs dans la brousse pour chercher et examiner les déjections des grands
singes : Il paraît qu’on peut y lire les pronostiques … Par ailleurs, il
n’y a qu’à regarder, sur le terrain de foot, de quel côté sont perchées les
aigrettes garzettes : Le lieu où elles sont rassemblées indique de quel
côté se trouvera l’équipe gagnante, à l’issue du tirage au sort !
La
cathédrale est tout à fait remarquable, pleine de lumière. Il y a encore à
Brazzaville quelques bonnes sœurs : Les couloirs de leur couvent sentent
la cire.
On
ne sort guère de la ville : Les alentours ne sont pas sûrs. Cependant,
quelques familles ont loué « une rivière », c’est à dire un coin de
terrain au bord de l’eau : Ils y sont chez eux le dimanche, pour faire
jouer les enfants.
Sur
la place du quartier dénommé « le Plateau », il y a un marché plus
européanisé que ceux de Poto-Poto et de Bacongo, mais il n’est guère mieux approvisionné. On trouve là
des marchands à la sauvette : Ils vendent des ivoires qu’ils dissimulent
sous leurs vêtements. Certains objets sont de grande qualité. Des échoppes
proposent aussi des bois sculptés : Chaises, plats, statues … Beaucoup de
bustes témoignant d’un grand artt.
D’autres marchands viennent jusque chez
vous. Ils sonnent à votre porte et vous proposent, tirés de je ne sais où, des
malachites et des azurites, venues « d’en face ». Soyez discret si
vous leur achetez quelque
chose : Ils risquent la prison pour avoir traversé le fleuve !
-
« Mais qu’est-ce
que je suis donc venu faire là ? – Mon Dieu, qu’est-ce que je suis donc
venu faire là ? »
Des baobabs, énormes, des pirogues,
rustiques, des baraques en tôles et en bois … Le buste du Général ….
Quel général ? – De Gaulle, bien
sûr : Il avait fait de Brazzaville la capitale de la France Libre .
Ah bien
oui ! … Quatorze juillet 1971 : Cocktail à la « case De
Gaulle » … Longues tables dans les jardins, longues tables garnies de
rondelles de saucisson, de salades diverses et de boissons … Il y avait même
des langoustes !
Drapeaux et musique … Avez-vous vu cette invitée qui
s’est fait piquer au moment où elle glissait sa quatrième langouste dans son
cabas ?
-
« Mon Dieu,
qu’est-ce que je faisais là ? »
*
MAKATEA
Makatea
est une petite île complètement isolée entre l’archipel des Tuamotu, composé
d’atolls, et les îles du Vent qui incluent Tahiti.
C’est sans doute un ancien atoll, mais
il a été surélevé par des mouvements sismiques et l’île se présente maintenant
comme une terre assez plate, une sorte de table dont les falaises s’élèvent
bien à trente mètres de haut.
Tu
arrives avec ta goëlette, en labourant les flots, la plupart du temps. Mais le
jour où j’y suis allé l’océan était calme, avec une houle profonde et longue
qui donnait l’impression d’une respiration monstrueuse.
Makatea,
tu la distingues depuis assez longtemps lorsque tu t’en approches : À cause de
sa hauteur, tu la découvres à bonne distance, se détachant sur l’horizon. Déjà,
cela la distingue des atolls que l’on ne découvre que lorsqu’on voit la tête de
leurs cocotiers, tant ils sont bas sur les flots : autant dire que tu ne
les vois que lorsque tu as le nez dessus.
Nous
arrivions par le Sud. Nous contournons Makatea pour nous présenter au point de
débarquement. Là, surprise ... Un énorme insecte couleur de rouille s’est fixé
en haut de la falaise. Il tend un bras immense au-dessus de l’océan.
Tu avais
beau avoir été prévenu, l’insecte et son bras, ses antennes, sont impressionnants.
On se croirait au pays des extra-terrestres
Sous
l’extrémité des antennes, tu amarres ton bateau à un coffre, qui se trouve là,
ancré par deux mille mètres de fond. Le coffre est énorme, la chaîne qui en
part pour s’enfoncer dans les flots est énorme elle aussi.
On t’a
dit que cette installation a été mise en place par la S.F.P.O. , autrement dit
la Société Française des Phosphates d’Océanie. Elle a commencé à exploiter
Makatea à partir de 1908 et n’a pas tardé à tirer de cette île 230.000 tonnes
de phosphate par an. Conrad, Melville et Stevenson ont vanté les îles à guano
... Le guano, c’est un engrais que l’on utilise en agriculture. Il est le
résultat de la décomposition des fientes d’oiseaux déposées là pendant des
siècles et des siècles. Le guano a fait la fortune de plusieurs aventuriers, de
plusieurs sociétés. La S.F.P.O, avait son siège à Papeete, là où se trouve
maintenant un hôtel, sur les quais. L’exploitation a commencé avec des ouvriers
asiatiques, puis s’est poursuivie avec des ouvriers tahitiens. Il y a eu
peut-être un millier de personnes sur Makatea.
Lorsque
j’y allai, en 1968 ou 1969, l’exploitation avait cessé. Elle n’était plus
rentable. Disons qu’il n’y avait plus de phosphate à Makatea. Les machines
avaient tout extrait et les navires avaient tout emporté jusqu’en Europe dont
les conversions agricoles engloutissaient les engrais
Une fois
amarrés au coffre, le bateau se balançant d’avant en arrière au gré de la
houle, nous nous trouvions exactement sous le bras de chargement, tendu
au-dessus des flots. Il était parcouru d’un bout à l’autre par un tapis roulant
immobilisé. Des petits tas de phosphates restaient là, alignés, prêts pour
alimenter les soutes des cargos. On eût dit qu’il y avait une panne, mais que
tout allait se remettre en mouvement ! Pourtant, et c’était assez étonnant : Il
n’y avait personne en vue. Personne en haut de la falaise, personne aux
commandes des machines ... J’étais prévenu, mais tout de même... L’île était
vide ou presque. Je crois que l’on m’a dit qu’il y restait trois ou quatre
habitants !
Devant
nous, au pied de la falaise, il y avait une sorte de quai. Un plan incliné
s’élançait de là jusqu’en haut des rochers, avec une pente d’environ trente
pour cent ... Raide !
Sur ce
plan incliné on voyait des rails et sur ces rails, bloquée tout en haut, une
sorte de plate- forme qui pouvait, tirée par des câbles et par un treuil,
glisser pour remonter les charges ou les descendre. C’est par là, par cette
sorte de funiculaire, que se faisaient les approvisionnements en matériels, en
matériaux et en vivres. Bien sûr, à cette machinerie, personne aux commandes.
Depuis combien d’années tout cla était-il immobile?
Nous
montons à pied, par le plan incliné. Arrivés tout en haut, nous découvrons une
locomotive, attelée à deux wagons, solidement assise sur ses rails. Quelqu’un
... Quelqu’un qui est probablement le responsable de tout cela ... Pour nous
faire plaisir, il a mis du fuel dans le réservoir de la locomotive : Il en
reste dans les cuves. On n’a pas pris la peine de les vidanger avant de partir.
Avant de partir ! ... Mais on n’a rien
emporté, ou presque rien ! Non seulement il y a du fuel dans les citernes,
mais, dans les ateliers intacts, les outils sont restés, prêts à servir. On
croirait se trouver dans une ville abandonnée du Texas, du temps des cow-boys
ou, bien avant, du temps des immigrés voyageant vers l’Ouest avec leurs
chariots. Eux aussi ont exploité des mines, puis les ont abandonnées, laissant
à leurs maisons les portes et les fenêtres ouvertes, les volets battant au
vent.
Ville de fantômes, ville intacte, ou
presque, mais les bois de lits ont parfois été traînés dehors, on ne sait par
quels pillards passant. Voici l’atelier de menuiserie, la scie à ruban. Il y a
encore un petit tas de sciure sous la lame qui luit. Un calendrier est accroché
au mur, au-dessus de l’établi. Y sont cochées les dates auxquelles le menuisier
a fabriqué un cercueil, deux, trois le même jour parfois ... Et l’émotion vous
creuse le ventre.
Les constructions sont toutes en bois.
Certaines sont boiteuses, bancales. Les toits sont de tôles. Elles ont rouillé.
Le vent, parfois, en a arraché des plaques. Il y a une église. Il y a une salle
de cinéma. Vides bien sûr. Tout un village qui a été actif, qui a vu des
naissances et des morts, qui a entendu des prières et des lamentations, dans
lequel a coulé la sueur des hommes, dans lequel se sont fait entendre sans
doute les musiques de l’accordéon et de la guitare. Tout un village qui vivait
d’espoir de jours meilleurs et d’espoir de retour au pays natal pour des jours
heureux.
On nous a promenés à travers le village
dans les wagons du petit train. Nous avons parcouru toutes les rues ou à peu
près, et nous sommes allés sur les lieux d’extraction du phosphate : Tout le
sol est chamboulé. Du corail, c’est un amalgame de trous et de bosses, de
cavernes et de blocs de calcaire, coupants. C’est dans les trous, dans les
cavernes, dans les interstices, que se trouvait le guano. On l’a extrait. Les
creux sont vides.
Imaginez une terre ou rien ne poussera plus, sauf quelques buissons où
se distingue parfois une fleur d’hibiscus ( autrefois il y a eu ici une haie ).
Le sol est d’un blanc grisâtre, creusé de trous plus encore qu’une motte de
gruyère, aux bords acérés. Tout est d’une sècheresse et d’une aridité inouïes.
Le pire désert que l’on puisse voir, je pense.
Même les maisons sont branlantes,
certaines sont penchées, s’enfonçant dans les cavités, basculant sous l’action
du vent. Terre désolée, terre vide, terre inhabitable pour toute l’éternité à
venir.
Pourtant,
il doit rester quelques cocotiers quelque part : On m’a offert un crabe de
cocotier naturalisé, gros comme un melon. C’est ce que l’on offre, ou ce que
l’on vend aux navigateurs de passage ... On n’a plus que cela à offrir ...
Peut-être aussi, à la saison, quelques oeufs d’oiseaux de mer, dont les marins
sont friands.
Et je
pense à ces îles, je ne sais plus lesquelles, ces îles qui ont vendu tout leur
phosphate. Avec les revenus qu’ils ont touchés, on dit que les habitants ont
investi en Australie, achetant des immeubles et des maisons ... Maintenant, il
n’y plus de terres chez eux ... Tellement de trous qu’ils n’ont plus qu’à
quitter leurs îles pour aller habiter en Australie !
Tous ces
bouleversements, les maisons vides et de guingois, les bois de lit exposés au
soleil, les machines arrêtées, les balais rangés contre les murs, ce morceau de
savon qui se dessèche sur un lavabo vide ... Le petit train ... Où sommes nous
?
Mais je me suis aperçu que j‘étais le
seul à méditer !
*
PAPEETE
Ayant
perdu, (et l’on commence à penser que c’est pour longtemps) ... Ayant perdu la
manne que représentaient les “retombées” du Centre National d’Expérimentation
Atomique, ce pays ne sait quoi imaginer pour étancher sa soif de devises.
C’est
que l’on ne se résout pas aisément à redescendre la gamme, quand on a pris
l’habitude des grosses voitures !
On se
met en quête de nouveaux Paradis, qui ne seraient plus seulement de fleurs, de
fruits, de fougères et d’oiseaux.
En ce
moment les édiles semblent rêver au épopées anciennes des Caraïbes ou de
certaines cités d’Amérique du sud. On souhaiterait qu’ils n’oublient pas que
les pluies de dollars de La Havane se sont résolues en pluies d’orages et en
longs purgatoires. Il en fut de même aux pays de l’argent et de l’étain.
Il est
des signes qui inquiètent, annonciateurs de ces sociétés à deux vitesses qui ne
survivent que grâce à la trique et aux “Tontons Macoutes”.
À
Tahiti, on ne fouille pas encore dans les poubelles. Elles débordent sur les
trottoirs pourtant ... (Il paraît que ces “débordements sont dûs aux grèves
et à des jeux de “haute finance !” )
Il n’y
aurait là qu’anecdote, si ce n’était affaire de durée, mais d’autres signes
sont plus inquiétants. On ne les discerne pas tous encore, mais on peut en
énumérer quelques-uns.
En ce
moment, nous apprend le journal, un navire fend les flots, quelque part, ayant
équipage de “bandits manchots” à destination de Tahiti.
-“Vous
savez bien, les machines à sous !”
On
discute aussi d’une exonération des droits de douane pour l’importation de
chevaux de course : Des trotteurs qui devraient “renforcer l’attrait des
Réunions Sportives”. Les guichets de l’hippodrome sont informatisés. On
implantera le P.M.U. ( Vous pourrez, de Tahiti, jouer aux courses à
Longchamps ! )
Rappelons
que, déjà, tout Tahiti gratte, gratte ... Jusqu’à l’écorchure ! Et l’on invente
encore de nouveaux jeux de “ cartes à gratter” ... Le dernier a pour nom le
Joker. Le Loto se porte bien, merci !
Moorea
construit un delphinarium, malgré les cris ( assez faibles ...) des
bien-pensants.
-”
Tahiti Millionnaire !”
« Et
la bière ? «
_ Ça
coule, ça coule !
Le
« H » ? - ça pousse ! ( Ici on l’appelle pakalolo ).
Les
tripots ? - Ça tripote.
Et le
“Roi Ubu” ? Il va, il va ... Il est allé accueillir trois yachts de luxe qui
sont arrivés hier.
Les
petits Tetuanui attendent les “retombées économiques”. On parle d’une “ère
nouvelle”.
Le grand
luxe, vous dis-je ! Vous pouvez, si le coeur vous en dit, louer un de ces
yachts pour un million la journée ... Un million pacifique, s’entend, soit
cinquante cinq millions de francs français ... C’est à dire, pour une seule
journée, environ quinze mois de salaire d’un Tetuanui ... Certains de ces bateaux
battent pavillon britannique. Mais cela ne veut pas dire grand’ chose. Tout ce
qu’on a dit, c’est qu’ils appartiennent ... à des particuliers.
-” Mais
pourquoi le “Président” est-il allé les accueillir ? ... En quelque sorte, au
nom du Peuple Tahitien ?”
-”Il
fait des vœux pour qu’il y ait des miettes à ramasser ...”
-”Mauvaise
langue !”
Y
aurait-il, dans le monde, quelque chose qui effraie les propriétaires de
bateaux de luxe... Opérations “Mains Propres”, ou bien risques de guerres ou de
révolutions ... quelques relents de cocaïne encore ?
À propos ... (Mais
pourquoi disions-nous à propos ?) Monsieur Wang, ce pauvre Monsieur Wang, vous
avez entendu dire ? … Sa villa sur les hauteurs de Los Angelès ... Elle aurait
été très abîmée par le dernier tremblement de terre ... Sa piscine, même,
aurait été fendue !
*
SÉVILLE
Au bassin
Du jardin de l’Alcazar
Sous les feuilles du jasmin
Une orange a glissé
Elle a doré l’écaille
Des carpes centenaires
Voici en haut du minaret
Qu’éclatent tout à coup
Silencieusement
Au premier coup de midi
Douze quartiers écartelés
Gouttes de métal fondu
Semé de pâquerettes
Le fleuve tremble un peu
Les ocres et les jaunes des façades
Ont épongé leurs ombres
Les calèches luisent
De leurs cuivres et de leurs cuirs
Douze quartiers d’orange
Dardent des flèches d’or
À l’aplomb de la Giralda
Ce soir
L’orange roulera
Rouge sang
Rouge sera le fleuve, rouge ...
Ô Séville !
Ô le parfum des orangers !
Le Guadalquivir saigne
Devant la Plazza de Toros
*
SAINT DENIS DE LA RÉUNION
Le problème
majeur, dans toutes ces îles, c’est la circulation automobile. Celle-là est
très, très peuplée et le niveau de vie, s’il n’est pas encore tout à fait
satisfaisant, permet à beaucoup de Réunionnais de posséder une voiture. Comme
il n’y a, pour parler rapidement, qu’une seule route, vous voyez ce que cela
peut donner !
Du soleil plein
les yeux. Des façades blanches, beaucoup de façades blanches, éblouissantes …
Un temple Tamoul, plusieurs églises, une cathédrale, une mosquée chiite … Le
petit marché et ses arcades, ses corossols, ses fruits de jacquiers, ses
mangues et ses christophines … Du béton, beaucoup de béton … Mais aussi de
vénérables et splendides cases créoles élevées au dix-neuvième siècle, du
temps de la colonisation :
Celle-là, au centre d’un grand jardin, s’appelle la « case
Déramond-Barre ». J’ignore qui était Monsieur Déramond, mais je sais bien
que Monsieur Barre, Raymond, était le « meilleur économiste de
France » et je sais bien qu’il
fut l’un des premiers ministres de la cinquième république. Je sais aussi …
Mais d’ailleurs les bustes sur leurs colonnes et les statues rencontrées dans
les squares et les jardins sont là pour témoigner : Mahé de la Bourdonnais
en majesté (Il n’est pas le plus connu … et pourtant !), Roland Garros (Quelqu’un, en France sait-il
encore qu’il fit autre chose que jouer au tennis ?- Si toutefois il y joua
un jour) - Ici, il est représenté en pied, appuyé sur une hélice d’avion). Témoignent aussi le le musée Léon Dierx qui présente
une collection remarquable de tableaux impressionnistes. Il est dû à la
libéralité d’Ambroise Volard …
Léon Dierx, Ambroise Volard, Charles Marie Leconte de l’Isle … Ces noms
vous disent quelque chose ? -
Ils sont ceux des Français du dix-neuvième siècle, ceux de La Réunion ,
anciennement appelée l’Île Bourbon. (Seule la vanille en conservera le nom.
Il fleure l’ancienne France.)
Mais le
dix-neuvième siècle là bas, c’est encore le siècle des coupeurs de canne à
sucre et leurs misères. Il y a encore de la misère à La Réunion, certes, mais
la misère n’est plus la même. Il faut avoir eu la chance (Je dis bien
« la chance !», de se
trouver à Saint Denis un jour de manifestation populaire. On manifeste beaucoup
à Saint Denis, et souvent … Presque aussi souvent qu’à Pointe à Pitre ! …
Et pour les mêmes raisons … Contre la diminution du pouvoir d’achat, contre l’augmentation du prix de l’essence,
contre …Contre ce qui est pour et pour ce qui est contre … Contre le passé et
par crainte de l’avenir. Défilés colorés du rond-point du jardin de l’état
jusqu’à l’avenue de Paris … Défilés sur le barachois, bien entendu, (Le
Barachois, c’est l’immense promenade qui longe le bord de mer : murs
fortifiés et affûts de canons tournés vers le large …). Banderoles, évidemment, chants, danses, cris …
Comme à Paris, sur l’itinéraire de la Bastille à la République !
Mais quand le
calme revient, le barachois est rendu à sa vocation essentielle : C’est la
promenade des amoureux et le lieu où s’installent les fêtes, (Je ne sais si
je dois le dire, mais le nombre de préservatifs aperçus dans les sables du bord
de mer, au cours de ma promenade matinale, m’a réellement impressionné !).
Pourtant, le soir, lorsque la
fraîcheur s’installe et que l’ombre s’étend sur le barachois, quel plaisir d’aller jusqu’aux roulottes qui
s’installent ! … Quel plaisir de manger là, debout et en riant, les
brochettes de viande, les pizzas aux anchois et le « poulet boucan »
… Cela peut durer une bonne partie de la nuit …
Mais il me faut
revenir sur les défilés et les manifestations à Saint Denis. En février 1991
cela dura tout un mois, et se poursuivit presque jusqu’à la fin du mois
suivant. Cela avait assez mal tourné. Les C.R.S. étaient intervenus. Des
maisons avaient brûlé. La révolte, alimentée et coordonnée par les animateurs
d’une radio locale, prenait de l’ampleur et n’en finissait plus … Il faut
croire que les revendications présentées n’étaient pas tout à fait injustifiées
puisque l’animateur le plus
impliqué est devenu ensuite président du Conseil Général … Pour quelque temps …
Son élection invalidée, il fut remplacé par sa femme … Laquelle devint
Ministre, je crois me souvenir …
La
Réunion : Montagne, volcan, perpétuellement en activité et susceptible de
colères soudaines … et de coulées de lumière d’or ! La Réunion, terre de
diversités, mais aussi terre d’ouragans … Terre de fidélités, mais terre ….
Ah ! Terre de beautés
extrêmes ! Même les cascades et les torrents débordent de force et
de beauté ! … Quant à
l’Océan ! Ah ! L’OCÉAN ! …
*
ORAN
Lorsque
nous fûmes à Oran, à partir de mille neuf cent quarante-quatre je crois, mon père
se fit plus rare encore. Nous logions en ville et la base se trouvait loin, à
Tafaraoui, près des lacs salés. Il partait tôt le matin . Il ne rentrait pas
tous les soirs. Un jour, étant resté à la maison pour une quelconque maladie,
il s’aperçut tout de même que notre mère avait de plus en plus de difficultés
pour faire son marché : cent vingt-cinq grammes de pain par personne et par
jour, que j’allais chercher chez un boulanger de la rue de la Révolution, au
cœur du quartier juif, là où les boutiques sombres sentaient l’huile d’olive et
le beurre rance, l’encens peut-être aussi ? Que sais-je encore ?
Le
boulanger pesait le pain, le tranchait, et puis ajoutait une tranche pour faire
la pesée. Je dévorais la pesée en cours de route, avec une merguez lorsque j’en
avais les moyens. Jusqu’au jour où ...
-”Vous
savez, les merguez ... Dans le quartier juif, on y a trouvé des doigts, des
doigts d’enfants ...” Rumeur, que ne fais-tu pas dire ? Et quelles sont les
rumeurs qui n’ont pas couru ?
Des
Arabes nous apportaient de l’eau potable dans des bidons qui avaient contenu de
l’huile ou du pétrole autrefois. Au robinet, l’eau était rare et saumâtre,
néanmoins on laissait le robinet de la baignoire ouvert toute la nuit pour
profiter des rares instants pendant lesquels l’eau coulait.
Pour la
monter au quatrième étage et nous la vendre, le porteur demandait un prix
extravagant. Quatre bidons de fer blanc : Deux à chaque épaule ... C’est qu’il
allait chercher l’eau dans la montagne, lui ! J’ai vu ma mère pleurer parce
qu’on lui proposait une boîte de lait condensé au marché noir ... Qu’elle
n’avait pas les moyens de payer, or notre jeune sœur était un bébé et notre
mère ne pouvait pas l’allaiter.
Lorsque
notre père prit conscience de nos difficultés, ( il déjeunait, lui au mess
de la Base ) il se mit
en quatre pour nous aider. Il allait chez les colons, nous rapportait de pleins
sacs d’artichauts ou de choux-fleurs, un sac de farine de maïs, un demi porc
...
Notre
mère roulait la pâte, avec l’aide d’un matelot d’origine italienne. Elle
faisait des nouilles fraîches. Elle découpait le porc sur le balcon, en se
cachant des voisins et des passants. Mais que faire d’un demi porc quand on n’a
pas de réfrigérateur ? Que faire d’un plein sac d’artichauts, même avec quatre
enfants autour de la table ? On en mangeait tous les jours, à tous les repas,
jusqu’à épuisement. On en donnait au voisin, qui me fournissait en cahiers
d’écolier (comment en avait-il en réserve ? ) Pendant des heures, on se
relayait pour faire la queue devant le marché aux poissons.
Un jour,
je n’en rapportait qu’un seul, un poisson volant : tout ce qui restait parce
qu’il avait glissé à terre !
Il y
avait deux files pour faire la queue devant les boutiques : une file pour les
Européens, une file pour les “Arabes”.
-”Vous
verrez, un jour ils nous passeront devant !”
Nedjma
travaillait à la maison. C’était une grande et belle femme, jeune et svelte.
Une étoile bleue était tatouée entre ses deux yeux. Sa peau était dorée. Les
jours de fête, les paumes de ses mains étaient teintes au henné. Nous l’aimions
beaucoup et elle nous le rendait bien. Elle est restée longtemps chez nous. Je
revois ses longs doigt allongés, quand elle roulait la semoule de couscous.
Liesse à
Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête,
sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de
la rue. Drapeaux, lampions, musiques et chansons, j’avais treize ans.
Peu
après, nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en
partance. Il s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais
sans doute était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de
rapatriés sanitaires.
*
LORGUES
Me
voilà à Lorgues, inscrit au “Collège Moderne et Technique”. L’adjectif
“moderne” était rassurant : on ne me demanderait plus jamais d’étudier le latin
!
La période qui commençait
alors s’avéra très étrange, initiatrice, inoubliable. Je fus à la fois très
heureux et très malheureux, et ces alternances ne sont-elles pas l’image de la
vie ? Comment débuter le récit ? Quelle chronologie, quelle logique ? J’eus des moments très forts, très
sensuels, très créateurs. Ce fut un véritable, un authentique printemps ...
Dans un
contexte inimaginable, incroyable. Je vécus à la fois les aventures du “Petit
Chose” et celles du “Grand Meaulnes”. Je vécus des ivresses à la manière de
“Manon des Sources”, des rêveries à la Giono, des emballements dignes de
Fabrice del Dongo. je me trouvais dans le pays des “félibres”, je piégeais les
grives, comme le petit Pagnol..
Lorgues
est un gros bourg situé au-dessus de la cuvette des Arcs et de Vidauban. On y
est dans la montagnette et près des pins. De là-haut, on dévale vers Le Cannet-des-Maures
et le Luc où demeuraient mes parents, puis vers Saint-Raphaël ou vers Soliès.
On n’est pas bien loin de Barjols où l’on fête “les Tripettes” chaque année, en
dansant dans l’église. On n’est pas bien loin de Gonfaron ... Vous savez bien,
la ville où la population, rangée en file indienne souffle dans le derrière de
l’âne avec un chalumeau, pour le gonfler et le faire voler ! Et puis le dernier
qui s’est présenté a retourné la paille pour ne pas porter à ses lèvres
l’extrémité sucée par les autres ... Ah, l’hygiène, mon cher ! Fréjus est
proche, et Sainte Maxime, Toulon ...
Lorgues
s’organise de part et d’autres d’une avenue en pente. Cette avenue, comme il se
doit, est bordée des deux côtés de grands platanes. Comme il se doit également,
il y a une fontaine qui chantonne nuit et jour, et l’eau des fontaines était
potable en ce temps-là. Comme il se doit, on boit le pastis et on joue aux
boules. Vers midi, la petite ville est écrasée de soleil. Personne ne s’y
montre, pas même aux alentours du bistrot dont le patron a fermé le rideau à
demie. Il n’y a personne aux abords du petit garage où René Viéto et ses
équipiers remisent leurs vélos. Tout en haut de l’avenue, derrière une grille,
se dresse la bâtisse carrée du Collège “Moderne et Technique”.
_”C’était
hier, n’est-ce pas ?” m’a dit la serveuse du bar ...
_”
C’était hier !”
*
LA ROCHELLE
Que dire, de La
Rochelle ? – C’est une ville dans laquelle je ne me suis jamais senti chez
moi. J’y ai habité pourtant, juste derrière les parcs, dans un quartier dit
« La Trompette », non loin d’un autre quartier qui, lui, s’appelle
« Jéricho » ! – Peut-être le malaise vient-il, justement, de
toutes ces références bibliques : La Rochelle, place forte protestante …
Richelieu et la digue qui bloqua le port, à la hauteur de la tour à bonnet
rouge qui porte le nom du cardinal
… La Rochelle et les débris de ses remparts, les deux tours qui montent
la garde à l’entrée du port … La tour des « Quatre Sergents » et ses
relents de carbonarisme … La cathédrale, massive, balourde, pompeuse … On
dirait prétentieuse : Tout ce qu’il y a de plus « Roi Soleil »,
sans la grâce.
« La Rochelle, belle et rebelle
… » Tel est le slogan adopté
par la ville. Mais de quelle ville parle-t-on là ? D’une ville boutiquière, marchande,
commerçante, besogneuse, usurière … - Rue des Merciers, rue de la Buffleterie,
rue des corderies, rue des cordouans, rue des Fuseaux, rue des Gentilshommes …
J’imagine une ville pleine d’échoppes, d’ateliers, d’éventaires. J’imagine sous
les toits les greniers pleins de sacs : On peut voir encore, en haut des
façades les crochets où se fixaient les palans. Les fenêtres sont hautes et
donnent sur les combles.
Ou bien parle-t-on d’une ville où des
ombres se cachent sous les arcades qui bordent les rues : Les ombres
vêtues de noir ou drapées dans les plis amples des capes ? Casernes de
l’arsenal, églises, couvents, et la cour des « Grolles » et la cour
du Temple … Hôtel de la Monnaie, bastion de l’Évangile, bastion Saint Nicolas,
porte Dauphine et porte Royale, et l’arc sous la tour de l’horloge, par lequel
on pénétrait dans la ville autrefois. … Rue des Dames, rue des Templiers, rue
des Augustins, rue du Temple, rue des Saintes Claires, rue Saint Louis, rue
Saint Yon, rue Saint François, rue Saint Nicolas … Imposants bâtiments de la
Chambre de Commerce : dans la cour pavée, on imagine les pas mesurés ou
pressés, feutrés le plus souvent, les bonnets carrés des scribes et des
comptables. Juste à côté, sous les arcades, la prison très austère et le palais
de justice : On imagine les robes noires et les jabots blancs. On imagine
le va et vient des avocats et des juges.
Derrière l’hôtel de ville aux airs de palais de carton, on voit encore
le balcon des échevins. Les échevins, on les voit graves, imbus de leur grandeur et fiers de tous les secrets
de la ville. On imagine les apothicaires et les alchimistes, couvant leurs
secrets.
La Rochelle est
un port, c’est là l’origine de ses richesses et de ses fiertés : Trafics
en tous genres sur les côtes d’Afrique, convois vers les Antilles et les
Amériques … Mais c’est un vieux port : comme il y a le vieux port de
Marseille. Ce vieux port, avec ses quais nus et ses fortifications, il donne
son cachet à la ville : La Rochelle, c’est son vieux port. Pourtant, il
est devenu bien encombrant, ce vieux port, aux siècles de l’automobile ! …
Par où entrer dans la ville ? Les
terrasses des cafés et des restaurants sont toutes en bordure des rues dans
lesquelles se suivent les voitures … Les consommateurs ont juste le nez à
hauteur des pots d’échappement … Un vrai plaisir !
Le vieux port …
On en a fait tant de cartes postales, tant d’aquarelles, tant de
tableaux ! C’est vrai qu’il est pittoresque, c’est vrai qu’il est
beau ! J’aime les ports et j’aime les bateaux. Sur les vieilles
lithographies, on voit les grands voiliers qui chargent et qui déchargent au
bord du quai de la Grand’Rive. Des marins vont et viennent. Des hommes roulent
des tonneaux … Justement … De nos jours, les bateaux sont des voiliers de
plaisance, ils ne bougent guère, amarrés à leurs pontons flottants. Personne ne
roule plus de tonneaux. Personne
ne charge ni ne décharge … Deux ou trois vedettes, aux beaux jours, emmènent les
promeneurs … Ô ! Le mugissement de la corne de brume, par les longues
nuits d’hiver angoissées !
Il faut
maintenant parler « des » ports : Les pêcheurs ont été exilés à
Chef de Baie : On a construit pour eux des installations grandioses … qui
restent déficitaires ! Les cargos et les navires de croisières, eux, sont
exilés à La Pallice depuis le début du vingtième siècle. On ne les voit pas,
mais ils remplissent d’énormes silos à grains, ils alimentent des chenilles
entières de wagons plus ou moins rouillés qui passent dans les faubourgs, vers la
Porte Royale et la Porte Dauphine … Ils remplissent les trémies d’engrais
agricoles, ils déversent sur les quais les grumes de bois
« coloniaux » .… Aux
jours de passage des paquebots, des cars prennent les touristes pour les
emmener à la ville et, dans les rues de La Rochelle, on ne parle que l’Anglais
… Ces touristes vont de boutique en boutique, s’intéressant tout
particulièrement aux parfumeries et aux bijouteries … Il y en encore
quelques unes ! Je dis qu’il y
en a encore, car le commerce déserte de plus en plus le centre ville : Il
faut choisir, et le choix est difficile
… Ou bien on parvient à
limiter la circulation automobile dans la ville et celle-ci deviendra vivable,
ou bien on laisse aller les choses … Mais si on limite la circulation et le stationnement
des voitures, les commerces ferment … Dans la vieille ville, on ne trouve plus
guère que des magasins de chaussures et des boutiques de « fringues»
… Allez donc contenter tout le monde !
Nous ne n’entendrons plus les crieuses
de sardines au retour des fileyeurs …
-« À la sans sel ! »
Le nouveau port
de plaisance ? – C’est le plus grand de la côte atlantique, c’est vrai, et
j’aime beaucoup les bateaux, mais ces garages à bateaux ! Combien de fois
verrez vous un bateau hisser les voiles ? – Quelques uns, bien sûr, mais
bien peu de bateaux qui bougent ! - Une forêt de mâts, immobiles, tristes
et nus ! Un port de plaisance n’est plus un lieu de promenade ! …
Ah ! Rendez-moi ces petits ports où les barques venaient s’échouer et où
fleurissaient les focs parmi les mâtures !
– « En voulez-vous,
de mes chinchards ou de mes maquereaux ? » - Le mousse vendait sa
part de tacots et emportait quatre sous à son foyer … Il était fier, le
mousse : Il était un homme de mer !
Les parcs ?
– Le parc Charruyer, les jardins du Mail, le parc d’Orbigny, celui de Chef de
Baie, celui des Minimes … C’est vrai, il y a les parcs, ils sont superbes et
vastes. Ils occupent tout l’espace marécageux qui restait autrefois hors les
murs. On peut s’y promener et y faire son jogging matinal. Avouons cependant
qu’ils ne sont pas aussi fréquentés qu’on pourrait le croire … Aurait on peur
des marginaux qui passent la nuit sur les pelouses avec leurs
chiens aussitôt les beaux jours venus ?
Comme toutes les
villes du monde, La Rochelle s’est agrandie et, à la fin d’une journée de
travail, tout le monde prend le volant de sa voiture pour regagner sa maison
dans les villages alentour : La Jarne, la Jarrie, Lhoumeau, Esnandes,
Beaulieu, Angoulins, Saint Xandre, Saint sauveur voire Chatellaillon ou même
Rochefort , l’île de Ré …
Plus de magasins
dans le centre ville ? – Eh ! Ils sont dans la périphérie : La
grande distribution, comme partout, s’est installée hors les murs ! Pour
acheter deux écrous et trois boulons, il vous faudra prendre votre voiture et
vous rendre à Périgny ou à Beaulieu. Vous pouvez également vous y rendre en
prenant l’autobus, mais il vous faudra presque la demi journée pour faire
l’aller et retour !
Les maisons à colombages, les ruelles
étroites, les belles pierres et les hôtels particuliers des anciens armateurs
rochelais, les tours et les remparts … Ils sont en passe se retrouver dans un
espace muséal, certes rénové, protégé, ravalé, nettoyé, sacralisé … Mais qui
n’en sera pas moins hors du réel : Venise, la « belle et
rebelle » ?
La Rochelle sera-t-elle l’exception qui confirmera la
règle ?